Presented to the
LiBRARY of the
UNIVERSITY OF TORONTO
by
TRUnTÏ COLLEGE
LIBPw^r.ï
r4
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c o Ë I 5j n e
ou
l;I T A L I E,
PAR Mme. DE STAËL HOLSTEIN.
Udrallo 11 bel paese
Ch' Apennin parte, e '1 mar circonda, et l' Alpe.
Pétrarque.
TOME PREMIER.
A LONDRES î
CHEZ M. PELTIER, NO. 7, DXTKE-STREET,.
PORTLAND-PLACE.
1807.
Cl
De l'Imprimerie de Paolo Da Ponte, No. 16j
Polaad Street, Oxford Street.
'A^'^ / rr.^t^t'^ /fi- /^ -/«f'^'rf
LIVRE PREMIER.
OSWALD.
CHAPITRE PREMIER.
OswALD lord Nelvil, pair d'Ecosse,
partit d'Edimbourg pour se rendre en
Italie pendant l'hiver de 1794 à 1795.
Il avait une figure noble et belle, beau-
coup d'esprit, un grand nom, une
fortune indépendante; mais sa santé
était altérée par un profond sentiment
de peine, et les médecins, craignant
que sa poitrine ne fût attaquée, lui
avaient ordonné l'air du midi. Il suivit
leurs conseils, bien qu'il mît peu d'in-
térêt à la conservation de ses jours. II
espérait du moins trouver quelque dis-
traction dans la diversité des objets
qu'il allait voir. La plus intime de
toutes les douleurs, la perte d'un père,
était la cause de sa maladie ; des cir-
TOxME I. A
2 CORINNE OU l'ITALIE.
constances cruelles, des remords ins-
pirés par des scrupules délicats aigris-
saient encore ses regrets, et l'imagi-
nation y mêlait ses fantômes. Quand
on souffre, on se persuade aisément
que l'on est coupable, et les violens
chagrins portent le trouble jusques
dans la conscience.
A vingt-cinq ans il était découragé
de la vie ; son esprit jugeait tout d'a-
vance, et sa sensibilité blessée ne goû-
tait plus les illusions du cœur. Per-
sonne ne se montrait plus que lui com-
plaisant et dévoué pour ses amis quand
il pouvait leur rendre service, mais
rien ne lui causait un sentiment de-
plaisir, pas même lie bien qu'il faisait ;
il sacrifiait sans cesse et facilement ses
goûts à ceux d'autrui ; mais on ne
pouvait expliquer par la générosité
seule cette abnégation absolue de tout
égoisme ; et l'on devait souvent l'at-
tribuer au genre de tristesse qui ne
lui permettait plus de s'intéresser à
CORINNE OU L'ITALIE. 3
son propre sort. Les indifférens jouis-
saient de ce caractère, et le trouvaient
plein de grâces et de charmes ; mais
qu?ind on l'aimait, on sentait qu'il
s'occupait du bonheur des autres com-
me un homme qui n'en espérait pas
pour lui-même; et l'on était presque
affligé de ce bonheur qu'il donnait
sans qu'on pût le lui rendre.
Il avait cependant un caractère mo-
bile, sensible et passionné; il réunis-
sait tout ce qui peut entraîner les
autres et soi-même : mais le malheuc
et le repentir l'avaient rendu timide
envers la destinée : il croyait la dés-
armer en n'exigeant rien d'elle. Il es-
pérait trouver dans le strict attache-
ment à tous ses devoirs, et dans le
renoncement aux jouissances vives,
une garantie contre les peines qui dé-
diirent l'ame; ce qu'il avait éprouvé
lui faisait peur, et rien ne lui parais-
sait valoir dans ce monde la chance
de ces peines: mais quand on est ca-
A 2
4 CORINNE OU L'ITALIE.
pable de les ressentir, quel est le genre
de vie qui peut en mettre à l'abri ?
Lord Nelvil se flattait de quitter
l'Ecosse sans regret, puisqu'il y restait
sans plaisir; mais ce n'est pas ainsi
qu'est faite la funeste imagination des
âmes sensibles : il ne se doutait pas
des liens qui l'attachaient aux lieux
qui lui faisaient le plus de mal, à l'ha-
bitation de son père. Il y avait dans
cette habitation des chambres, des
places dont il ne pouvait approcher
sans frémir: et cependant quand il se
résolut à s'en éloigner, il se sentit plu8
seul encore. (2uelque chose d'avide
s'empara de son cœur ; il n'était plus
le maître de verser des larmes quand
il souffrait; il ne pouvait plus faire
renaître ces petites circonstances lo-
cales qni l'attendrissaient profondé-
ment; ses souvenirs n'avaient plus
rien de vivant, ils n'étaient plus en
relation avec les objets qui l'environ-
naient; il ne pensait pas moins à celui
CORINNE OU l' ITALIE. 5
qu'il regrettait, mais il parvenait plus
difficilement à se retracer sa pré-
sence.
Quelquefois aussi il se reprochait
d'abandonner les lieux où son père
avait vécu. Qui sait, se disait-il, si
les ombres des morts peuvent suivre
partout les objets de leur aftection ?
Peut-être ne leur est-il permis d'errer
qu'autour des lieux où leurs cendres
reposent! Peut-être que dans ce mo-
ment mon père aussi me regrette ; mais
la force lui manque pour me rappeler
de si loin! Hélas! quand il vivait, un
concours d'événemens inouis n a-t-il
pas dû lui persuaxder que j'avais trahi
sa tendresse, que j'étais rebelle à ma
patrie, à la volonté paternelle, à tout
ce qu'il y a de sacré sur la terre. Ces
souvenirs causaient à lord Nelvil une
douleur si insupportable, que non-
seùlement il n'aurait pu les confier à
personne, mais il craignait lui-même
de les approfondir. Il est si facile de
A 3
6 CORINNE OU L'ITALIE.
se faire, avec ses propres réflexions, un
mal iriéparable!
11 en coûte davantage pour quitter
sa patrie quand il faut traverser la mer
pour s'en éloigner; tout est solennel
dans un voyage dont l'Océan marque
les premiers pas : il semble qu'un
abîme s'entr'ouvre derrière vous, et
que le retour pourrait devenir à jamais
impossible. D'ailleurs le spectacle de
la mer fait toujours une impression
profonde; elle est l'image de cet infini
qui attire sans cesse la pensée, et dans
lequel sans cesse elle va se perdre.
Oswald, appuyé sur le gouvernail et
les regards fixés sur les vagues, était
calme en apparence, car sa fierté et sa
timidité réunies ne lui permettaient
presque jamais de montrer même à ses
amis ce qu'il éprouvait; mais des senti-
mens pénibles l'agitaient intérieure-
ment. Il se l'appelait le temps où le
spectacle de la mer animait sa jeu-
nesse par le désir de fendre les flots à la
CORINNE OU L'ITALIE. 7
nage, de mesurer sa force contre elle.
—Pourquoi, se disait-il avec un regret
amer, pourquoi me livrer sans relâche
à la réflexion ? Il'y a tant de plaisirs
dans la vie active, dans ces exercices
violens qui nous font sentir l'énergie
deVexistence! La mort elle-même alors
ne semble qu'un événement peut-être
glorieux, subit au moins, et que le
déclin n'a point précédé. Mais cette
mort qui vient sans que le courage Tait
cherchée; cette mort des ténèbres qui
vous enlève dans la nuit ce que vous
avez de plus cher, qui méprise vos
regrets, repousse votre bras, et vous
oppose sans pitié les éternelles lois du
temps et de la nature ; cette mort ins-
pire une sorte de mépris pour la des-
tinée humaine, pour l'impuissance de
la douleur, pour tous les vains efforts
qui vont se briser contre la nécessité.
Tels étaient les sentimens qui tour-
mentaient Oswald; et ce qui caracté-
risait le malheur de sa situation c'était
A 4
8 CORINNE OU h ITALIli.
la vivacité de la jeunesse unie aux pen-
sées d'un autre âge. Il s'identifiait avec
les idées qui avaient dû occuj)er son
père dans les derniers temps de sa vie,
et il portait l'ardeur de vingUcinq ans
dans les.i-éflexions mélaneoliques de lu
vieillesse. Ilétaitlasséde tout, etregret-
tait cependant le bonheur comme si les
illusions lui étaient restées. Ce con-
traste, entièrement opposé aux volontés
de la nature, qui met de Tensemble et
de la gradation dans le cours naturel
des choses, jetait du désordre au fond
tié l'ame d'Oswald ;, mais ses manières
extérieures avaient toujours beaucoup
de douceur et d'harmonie, et sa tris-
tesse, loin de lui donner de l'humeur,
lui inspirait encore plus de condescen-
dance et de bonté pour les autres.
Deux ou trois foisi, dans le passage
de Harwich à Embden, la mer menaça
d'été orageuse; lord Nelvil conseillait
les matelots, rassurait les passagers, et
quand il servait lui-même h la ma-
CORINNE OU l' ITALIE, 9
nœuvre, quand il prenait pour un
moment la place du pilote, il y avait,
dans tout ce qu'il faisait, une adresse
et une force qui ne devaient pas être
considérées comme le simple effet de
la souplesse et de l'agilité du corps, car
famé se mêle à tout.
Quant il fallut se séparer, tout l'é-
quipage se pressait autour d'Oswald
pour prendre congé de lui ; ils le re-
merciaient tous de mille petits services
qu'il leur avait rendus dans la traver-
sée, et dont il ne se souvenait plus. Une
fois c'était un enfant dont il s'était oc-
cupé long-temps; plus souvent un vieil-
lard dont il avait soutenu le pas, quand
le vent aj^itait le vaisseau. Une telle ab-
sence de personnalité ne s'était peut-
être jamais rencontrée; sa journée se
passait sans qu'il en prît aucun moment
pour lui-même : il l'abandonnait aux
autres par mélancolie et par bienveil-
lance. En le quittant, les matelots lui
dirent tous presqu'en même temps ;
A 5
rO CORINNE OU L'ITALIE.
Mon cher seigneur, piiissiez-vous être
plus heureux ! Oswald n'avait pas ex-
primé cependant une seule fois sa peine,
et les hommes d'une autre classe qui
avaient fait le trajet avec lui ne lui en
avaient pas dit un mot. Mais les gens
du peuple, à qui leurs supérieurs se
confient rarement, s'habituent à décou-
Trir les sentimens autrement que par
la parole ; ils vous plaignent quand
vous souffrez, quoiqu'ils ignorent la
cause de vos chagrins, et leur pitié
spontanée est sans mélange de blâme
ou de conseil.
CORINNE OU l'iTALIE. -II
CHAPITRE IL
V OYAGER est, quoi qu'on en puisse
dire, un des plus tristes plaisirs de la
vie. Lorsque vous vous trouvez bien
dans quelque ville étrangère, c'est que
vous commencez à vous y faire une
patrie ; mais traverser des pays incon-
nus, entendre parler un langage que
vous comprenez à peine, voir des vi-
sacres humains sans relation avec votre
o
passe ni avec votre avenir, c'est de la
solitude et de l'isolement sans repos et
sans dignité ; car cet empressement,
cette hâte pour arriver là où personne
ne vous attend, cette agitation dont 1^
curiosité est la seule cause, vous ins-
pire peu d'estime pour vous-même,
jusqu'au moment où les objets nou-
a6
12 CORINNE OU l' ITALIE.
veaux deviennent un peu anciens, et
créent autour de vous quelques doux
liens de sentiment et d'habitude.
Osvvald éprouva donc un redouble-
ment de tristesse en traversant l'Alle-
magne pour se rendre en Italie. Il fallait
alors, à cause de la guerre, éviter la
France et les environs de la France-;*
il fallait aussis'élôigiier des armées qui
rendaientles routes impraticablesCetto
nécessité de s'occuper des détails ma-
tériels du voyage, de prendre chaque
y&UTj et presqu'à chaque instant, une
résolution nouvelle, était tout à fait
insupportable à lord Nelvil. Sa santé,
loin de s'améliorer, l'obligeait souvent
à s'arrêter lorsqu'il eût voulu se hâter
d'arriver, ou du moins de partir. Il
crachait le sang, et se soignait le moins
qu'il était possible; caril se croyait cou-
pable, et s'accusait lui-même avec une
trop grande sévérité. Une voulait vivre
encore que pour défendre son pays. —
La patrie, se disait-il, na-t-elle pas
CORINNE OU L'ITALIE. 13
sur nous quelques droits paternels ?
Mais il faut pouvoir la servir utile-
ment, il ne faut pas lui offrir l'exis-
tence débile que je traîne, allant de-
mander au soleil quelques principes de
vie pour lutter contre mes maux. Il n'y
a qu'un père qui vous recevrait dans
un tel état, et vous aimerait d'au-
tant plus que vous seriez plus délaissé
par la nature ou par le sort. '
Lord Nelvil s'était flatté que la va-
riété continuelle des objets extérieurs
détournerait un peu son imagination
de ses idées habituelles; mais il fut
bien loin d'en éprouver d'abord cet
heureux effet. Il faut, après un grand
malheur, se familiariser de nouveau
avec tout ce qui vous entoure, s'accou-
tumer aux visages que l'on revoit, à
la maison ob. Y on demeure, aux ha-
bitudes journalières qu*on doit re-
prendre; chacun de cesefTo ts est une
secousse pénible, et rien ne les mul-
tiplie comme un voyage.
14 CORINNE OU L'ITALIE.
Le seul plaisir de lord Nelvil était
de parcourir les montagnes du Tirol
sur un cheval écossais qu'il avait em-
mené avec lui, et qui, comme les che-
vaux de ce pays, galopait en gravis-
sant les hauteurs ; il s'écartait de la
grande route pour passer par les sen-
tiers les plus escarpés. Les paysans
étonnés s'écriaient d'abord avec effroi
en le voyant ainsi sur le bord des
abîmes, puis ils battaient des mains
en admirant son adresse, son agilité;
son courage. Oswald aimait assez
l'émotion du danger: elle soulève le
poids de la douleur, elle réconcilie un
moment avec cette vie qu'on a recon-
quise, et qu'il est si facile de perdre.
CORINNE OU L'ITALIE. 15
CHAPITRE III.
Da^'S la ville d'Inspruck, avant d'en-
trer en Italie, Oswald entendit racon-
tera un négociant, chez lequel il s'était
arrêté quelque temps, l'histoire d'ui>
émigré français, appelé le comte d'Er-
feuil, qui l'intéressa beaucoup en sa
faveur. Cet homme avait supporté la
perte entière d'une très-grande for-
tune avec une sérénité parfaite ; il avait
vécu et fait vivre, par son talent pour
la musique, un vieil oncle qu'il avait
soigné jusque sa mort; il s'était con-
stamment refusé à recevoir les services
d'argent qu'on s'était empressé de lui
offrir ; il avait montré la plus brillante
valeur, la valeur française pendant la
gue.re, et la gaieté la plug inaltérable
iS CORINNE OU l'iTALFE.
au milieu des revers: il desirait d'al-
ler à Rome, pour y retrouver un de
ses parens dont il devait hériter, et
souhaitait un compagnon, ou plutôt
un ami, pour faire avec lui le voyage
plus agréablement.
Les souvenirs les plus douloureux
de lord Nelvil étaient attachés à la
France, néanmoins il était exempt
des préjugés qui séparent les deux
nations, parce qu'il avait eu pour ami
intime un Français, et qu'il avait
trouvé dans cet ami la plus admirable
réunion de toutes les quahtés de l'ame:
Il oiTrit donc au négocfant qui lui ra-
conta l'histoire du comte d'Erfeuil, dé
conduire en Italie ce noble et mal-
heureux jeune homme^ Le négociant
vint annoncer à lord Nelvil, au bout
d'une heure, que sa proposition était
acceptée avec reconnaissance. OswaUl
était heureux de rendre ce service^
mais il lui en coûtait beaucoup de re^
noncer à la solitude, et sa timidité
CORINNE OU L'ITALIE. I7
souifrait de se trouver tout à coup clans
une relation habituelle avec un hom-
me qu'il ne connaissait pas.
Le comte d'Erfeuil vint faire visite à
lord Nelvil, pour le remercier. Il avait
des manières élégantes, une politesse
facile et de bon goût, et dès l'abord il
se montrait parfaitement à son aise. On
s'étonnait, en le voyant, de tout ce qu'il
avait souffert, car il supportait son sort
avec un courage qui allait jusqu'à l'ou-
bli, et il avait dans sa conversation une
légèreté vraiment admirable, quand il
parlait de ses propres revers, mais
moins admirable, il faut en convenir,
quand elle siétendait à d'autres sujets.
— Je vous ai beaucoup d'obligation,
milord, dit le comte d'Erfeuil, de me
tirer de cette Allemagne oîi je m'en-
nuyais à périr. Vous y 6tes cepen-
dant, répondit lord Nelvil, généra-
lement aimé et considéré. J'y ai des
amis, reprit le comte d'Erfeuil, que
je regrette sincèrement ; car dans ce
18 CORINKE OU L'ITALIE.
pays-ci l'on ne rencontre que les meil-
leures gens du monde ; mais je ne sais
pas un mot d'allemand, et vous con-
viendrez que ce serait un peu long et
un peu fatigant pour moi de l'appren-
dre. Depuis que j'ai eu le malheur de
perdre mon oncle, je ne sais que faire
de mon temps ; quand il fallait m'oc-
cuper de lui, cela remplissait ma
journée, à présent les vingt-quatre
heures me pèsent beaucoup. La déli-
catesse avec laquelle vous vous êtes
conduit pour monsieur votre oncle, dit
lord Nelvil, inspire pour vous, M. le
comte, la plus profonde estime. Je
n'ai fait que mon devoir, reprit le
comte d'Erfeuil, le pauvre homme
m'avait comblé de biens pendant mon
enfance; je ne l'aurais jamais quitté,
eût-il vécu cent ans! mais c'est heureux
pour lui d'être mort, ce le serait aussi
pour moi, ajouta-t-il en riant, car je
n'ai pas grand espoir dans ce monde.
J'ai fait de mon mieux à la guerre pour
CORINNE OW L*ITAL1E. î^
être tué; mais puisque le sort m'a
épargné, il faut vivre aussi bien qu'on
le peut. Je me féliciterai de mon ar^
rivée ici, répondit lord Nelvil, si vous
vous trouvez bien à Rome, et si . . .
Oh mon Dieu, interrompit le comte
d'Erfeuil, je me trouverai bien par-
tout ; quand on est jeune et gai, tout
s'arrange. Ce ne sont pas les livres ni
la méditation qui m'ont acquis la phi*-
losophie que j'ai, mais l'habitude du
monde et des malheurs ; et vous voyez
bien, milord, que j'ai raison de comp-
ter sur le hasard, puisqu'il m'a pro-
curé l'occasion de voyager avec vous.
En achevant ces mots, le comte d'Er-
feuil salua lord Nelvil de la meilleure
grâce du monde, convint de l'heure
du départ pour le jour suivant, et s'en
alla.
Le comte d'Erfeuil et lord Nelvil»
partirent le lendemain. Oswald, après
les premières phrases de politesse, fut
plusieurs heures sans dire un mot ;
20 CORINNE pu L'ITALIE.
mais voyant que ce silence fatiguait
son compagnon, il lui demanda s'il se
faisait un plaisir d'aller en Italie. Mon
Dieu^ répondit le comte d'Erfeuil, je
sais ce qu'il faut croire de ce pays-là,
je ne m'attends pas du tout à m'y
amuser. U;i de mes amis, qui y h
passé six mois, m'a dit qu'il n'y avait
pas de province de France où il n'y
eût un meilleur théâtre et une société
plus agréable qu'à Rome; mais, dans
cette ancienne capitale du monde, je
trouverai sûrement quelques Français
avec qui causer, et c'est tout ce que je
désire. Vous n'avez pas été tenté d'ap-
prendre l'italien, interrompit Oswald.
Non, du tout, reprit le comte d'Er-
feuil, cela n'entrait pas dans le plan
de mes études. Et il prit en disant
cela un air si sérieux, qu'on aurait pu
croire que c'était une résolution fondée
sur de graves motifs.
Si vous voulez que je vous le dise,
continua le comte d'Erfeuil, je n'aime.
CORINNE OU L ITALIE. 21
en fait de nation, que les Anglais et
les Français : il faut être fiers comme
eux ou brillans comme nous, tout le
reste n'est que de l'imitation. Oswald
se tut, le comte d'Erfeuil quelques mo-
mens après recommença l'entretien
par des traits d'esprit et de gaieté fort
aimables. Il jouait avec les mots, avec
les phrases,d'une façon très-ingénieuse ;
mais ni les objets extérieurs ni les
sentimens intimes n'étaient l'objet de
ses discours. Sa conversation ne venait,
pour ainsi dire, ni du dehors ni du
dedans, elle passait entre la réflexion
et l'imagination, et les seuls rapports
de la société en étaient le sujet.
Il nommait vingt noms propres à
lord Nelvil, soit en France, soit en
Angleterre, pour savoir s'il les con-
naissait, et racontait à cette occasion
des anecdotes piquantes avec une tour-
nure pleine de grâce; mais on eût dit,
à l'entendre, que le seul entretien con-
venable pour un homme de goût,
22 CORIÎs'NE OU l' ITALIE.
c'était, si l'on peut s'exprimer ainsi,
le commérage de la bonne compagnie.
LordNelvil réfléchit quelque temps
au caractère du comte d'Erfeuil, à ce
mélange singulier de courage et de fri-
volité, à ce mépris du malheur, si
grand s'il avait coûté plus d'efforts, si
héroïque s'il ne venait pas de la même
source qui rend incapable des affec-
tions profondes. Un Anglais, se disait
Oswald, serait accablé de tristesse dans
de semblables circonstances. D'où
vient la force de ce Français? D'où
vient aussi sa mobilité ? Le comte
d'Erfeuil en effet entend-il vraiment
l'art de vivre ? Quand je me crois su-
périeur, ne sui?-je que malade ? Son
existence légère s'accorde-t-elle mieux
que la mienne avec la rapidité de la
vie ? et faut-il esquiver la réflexion
comme une ennemie, au lieu d'y livrer
toute son ame ? En vain Oswald au-
rait-il éclairci ces doutes, nul ne peut
sortir de la région intellectuelle qui
CORINNE OU L'ITAUE. 23
lui a été assignée, et les qualités sont
plus indomptables encore que les
défauts.
Le comte d'Erfeuil ne faisait aucune
attention à l'Italie, et rendait pres-
qu'impossible à lord Nelvil de s'en oc-
cuper; car il le détournait sans cesse
de la disposition qui fait admirer urt
beau pays et sentir son charme pitto-
resque. Oswald prêtait l'oreille autant
qu'il le pouvait au bruit du vent, au
murmure des vagues ; car toutes les
voix de la nature faisaient plus de
bien à son ame que les propos de là
société tenus au pied des Alpes, à
travers les ruines et sur les bords de
la mer.
La tristesse qui consumait Oswald
eût mis moins d'obstacles au plaisir
qu'il pouvait goûter par l'Italie, que la
gaieté même du comte d'Erfeuil ; les
regrets d'une ame sensible peuvent
s'allier avec la contemplation de la
nature et la jouissance des beaux arts ;
24 CORINNE OU l'iTALIE.
mais la frivoliU^, sous quelque forme
qu'elle se présente, ôte à ratteutiou
sa force, à la pensée son originalité,
au sentiment sa profondeur. Un des
effets singuliers de cette frivolité était
d'inspirer, beaucoup de timidité à lord
Nelvil dans ses relations avec le comte
d'Erfeuil : l'embarras est presque tou-
jours pour celui dont le caractère est
le plus sérieux. La légèreté spirituelle
en impose à l'esprit méditatif, et ce-
lui qui se dit heureux semble plus
sage que celui qui souffre.
Le comte d'Erfeuil était doux, ob-
ligeant, facile en tout, sérieux seule-
ment dans l'amour-propre, et digne
d'être aimé comme il aimait, c'est-;i-
dire comme un bon camarade des
plaisirs et des périls; mais il ne s'en-
tendait point au partage des peines.
Il s'ennuyait de la mélancolie d'Os-
wald, et par bon cœur, autant que
par goût, il aurait souhaité de la dis-
siper. Que vous manque-t-il, lui disait-
CORINNE OU l' ITALIE. 25
U souvent ? N'êtes-vous pas jeune,
riche, et si vous le voulez, bien por-
tant? car vous n'êtes malade que parce
que vous êtes triste. Moi, j'ai perdu
ma fortune, mon existence, je ne sais
ce que je deviendrai, et cependant je
jouis de la vie comme si je possédais
toutes les prospérités de la terre. Vous
avez un courage aussi rare qu'honora-
ble, répondit lordNelvil; mais les re-
vers que vous avez éprouvés font
moins de mal que les chagrins du cœur.
Les chagrins du cœur, s'écria le comte
d'Erfeuil, oh ! c'est vrai, ce sont les
plus cruels de tous Mais! mais...,
encore faut-il s'en consoler; car un.
homme sensé doit chasser de son ame
tout ce qui ne peut servir ni aux au-
tres ni à lui-même. Ne sommes-nous
pas ici-bas pour être utiles d'abord,
et puis heureux ensuite ? Mon cher
Nelvil, tenons-nous-en là.
Ce que disait le comte d*Erfeuil
était raisonnable dans le sens ordinaire
TOME I. B
26 CORINNE OU l'ITALÏE.
de ce mot, car il avait, à beaucoup d'é-
gards, ce qu'on appelé une bonne
tête : ce sont les caractères passionnés,
bien plus que les caractères légers, qui
sont capables de folie ; mais, loin que
sa façon de sentir excitât la confiance
de lord Nelvil, il aurait voulu pou-
voir assurer au comte d'Erfeuil qu'il
était le plus heureux des hommes, pour
éviter le mal que lui faisaient ses con-
solations.
Cependant le comte d'Erfeuil s'atta-
chait beaucoup à lord Nelvil, sa rési-
gnation et sa simplicité, sa modestie
et sa fierté lui inspiraient une consi-
dération dont il ne pouvait se défen-
dre Il s'agitait autour du calme ex-
térieur d'Oswald, il cherchait dans sa
tête tout ce qu'il avait entendu dire de
plus grave dans son enfance à des pa-
rens âgés, afin de l'essayer sur lord
Nelvil; et tout étonné de ne pas
vaincre son apparente froideur, il se
disait en lui-même : Mais n'ai-je pas
CORINNE OU L'ITALIE. 2/
de la bonté, de la franchise, du cou-
rage? ne suis-je pas aimable en so-
ciété ? que peut-il donc me manquer
pour faire effet sur cet homme? et n'y
a-t-il pas entre nous quelque mal-en-
tendu qui vient peut-être de ce qu'il
ne sait pas assez bien le français ?
B 2
28 CORINNE OU L'ITALIE.
CHAPITRE IV.
Une circonstance imprévue accrut
beaucoup le sentiment de respect que
le comte d'Erfeuil éprouvait déjà,
presqu'à son iuscu, pour son compa-
gnon de voyage. La santé de LordNel-
vil l'avait contraint de s'arrêter quel-
ques jours à Ancone. Les montagnes
et la mer rendent la situation de cette
ville très-belle, et la foule de Grecs qui
travaillent sur le devant des boutiques,
assis à la manière orientale, la diversité
des costumes des habitans du Levant
qu'on rencontre dans les rues, lui don-
nent un aspect original et intéressant.
L'art de la civilisation tend sans cesse à
rendre tous les hommes semblables en
apparence et presque en réalité ; mais
CORINNE OU L'ITALIE. 29
l'esprit et l'imagination se plaisent
dans les différences qui caractérisent
les nations : les hommes ne se ressem-
blent entre eux que par l'affectation ou
le calcul ; mais tout ce qui est naturel
est varié. C'est donc un petit plaisir,
au moins pour les yeux, que la diver-
sité des costumes; elle semble pro-
mettre une manière nouvelle de sentir
et déjuger.
Le culte grec, le culte catholique et
le culte juif existent simultanément et
paisiblement dans la ville d'Ancone.
Les cérémonies de ces religions dif-
fèrent extrêmement entre elles ; mais
un même sentiment s'élève vers le ciel
dans ces rites divers, un même cri de
douleur, un même besoin d'appui.
L'église catholique est au haut de la
montagne, et domine à pic sur la mer ;
le bruit des flots se mêle souvent aux
chants des prêtres; l'église est sur-
chargée dans l'intérieur d'une foule
d'ornemens d'assez mauvais goût ; mais
b3
30 CORINNE OU L'ITALIE.
quand on s'arrête sous le portique du
temple, on aime à rapprocher le plus
pur des sentimens de Tame, la reli -
gion, avec le spectacle de cette superbe
mer, sur laquelle l'homme jamais ne
peut imprimer sa trace. La terre est
travaillée par lui, les montagnes sont
coupées par ses routes, les rivières se
resserrent en canaux pour porter ses
marchandises; mais si les vaisseaux
sillonnent un moment les ondes, la
vague vient effacer aussitôt cette légère
marque de servitude, et la mer reparaît
telle qu'elle fut au premier jour de la
création.
Lord Nelvil avait fixé son départ
pour Rome au lendemain, lorsqu'il en-
tendit pendant la nuit des cris affreux
dans la ville: il se hâta de sortir de son
auberge pour en savoir la cause, et
vit un incendie qui partait du port et
remontait de maison en maison jus-
qu'au haut de la ville ; les flammes se
répétaient au loin dans la mer, le vent,
CORINNE OU L'ITALIE. 31
qui augmentait leur vivacité, agitait
aussi leur image dans les flots, et les
vagues soulevées réfléchissaient de
mille manières les traits sanglans d'un
feu sombre.
Les habitans d' Ancone n'ayant point
chez eux de pompes en bon état se hâ-
taient de porter avec leurs bras quel-
ques secours. On entendait, à tra-
vers les cris, le bruit des chaînes des
galériens employés à sauver la ville qui
leur servait de prison. Les diverses na-
tions du Levant, que le commerce
attire à Ancone, exprimaient leur ef-
froi par la stupeur de leurs regards.
Les marchands, à l'aspect de leurs
magasins en flamme, perdaient entiè-
rement la présence d'esprit. Les alar-
mes pour la fortune troublent autant
le commun des hommes que la crainte
de la mort, et n'inspirent pas cet élan
de l'ame, cet enthousiasme qui fait
trouver des ressources.
Les cris des matelots ont toujours
b4
32 CORINNE OU L'ITALIE.
quelque chose de lugubre et de pro
longé que la terreur rendait encore
bien plus sombre. Les mariniers sur
les bords de la mer Adriatique sorvt re-
vêtus d'une capotte rouge et brune
très-singulière, et du milieu de ce vê-
tement sortait le visage animé des Ita-
liens qui peignait la crainte sous mille
formes. Les habitans couchés par terre
dans les rues couvraient leur tête de
leur manteau comme s'il ne leur restait
plus rien à faire qu'à ne pas voir leur
désastre, d'autres se jetaient dans ks
flammes sans la moindre espérance d'y
échapper : on voyait tour à tour une
fureur et une résignation aveugle, mais
nulle part le sang-froid qui double les
moyens et les forces.
Oswald se souvint qu'il y avait deux
bâtimens anglais dans le port, et ces
bâtimens ont ù bord des pompes par-
faitement bien faites : il courut chez
le capitaine et monta avec lui sur un
bateau pour aller cliercher ces pompes.
CORINNE OU L*ITALIE. 33
Les habitans qui le virent entrer dans
la chaloupe lui criaient :^A/ vous faites
bien, vous autres étrangers, de quitter
notre malheureuse ville. Nous allons
revenir, dit Oswald. Ils ne le crurent
pas. Il revint pourtant, établit l'une de
ses pompes en face de la première mai-
son qui brûlait sur le port, et l'autre
vis-à-vis de celle qtii brûlait au milieu
de la rue. Le comte d'Erfeuil exposait
sa vie avec insouciance, courage et
gaieté ; les matelots anglais et les do-
mestiques de lord Nelvil vinrent tous à
son aide ; car les habitans d' Ancone
restaient immobiles, comprenant à
peine ce que ces étrangers voulaient
faire, et ne croyant pas du tout à leurs
succès.
Les cloches sonnaient de toutes parts,
les prêtres faisaient des processions,
les femmes pleuraient en seprosternant
devant quelques images de saints au
coin des rues ; mais personne ne pen-
sait aux secours naturels que Dieu a
B 5
34 CORINNE OU l' ITALIE.
donnés à Thomme pour se défendre.
Cependant, quand les habitants aperçu-
rent les heureux effets de l'activité
d'Oswald; quand ils virent que les
flammes s'éteignaient, et que leurs
maisons seraient conservées, ils passè-
rent de l'étonnement à l'enthousiasme;
il se pressaient autour de lord Nelvil,
et lui baisaient les mains avec un em-
pressement si vif, qu'il était obligé
d'avoir recours à la colère pour écarter
de lui tout ce qui pouvait retarder la
succession rapide des ordres et des
mouvemens nécessaires pour sauver la
ville. Tout le monde s'était rangé sovis
son commandement, parce que dans
les plus petites comme dans les plus
grandes circonstances, dès qu'il y a du
danger, le courage prend sa place ; dès
que les hommes ont peur, ils cessent
d'être jaloux.
Oswald, à travers la rumeur géné-
rale, distingua cependant des cris plus
horribles que tous les autres qui se fai -
CORINNE OU l' ITALIE. 35
saient entendre à Tautre extrémité de
la ville. Il demanda d'où venaient ces
cris; on lui dit qu'ils partaient du
quartier des Juifs: l'officier de police
avait coutume de fermer les barrières
de ce quartier le soir, et l'incendie ga-
gnant de ce côté, les Juifs ne pouvaient
s'échapper. Oswald frémit à cette idée,
et demanda qu'à l'instant le quartier
fût ouvert; mais quelques femmes du
peuple qui l'entendirent se jetèrent à
ses pieds pour le conjurer de n'en rien
faire : Vous voyez bien, disaient- elles,
oh! notre bon ange! que c'est sûre*
ment à cause des Juifs qui sont ici que
nous avons sotiffert cet incendie; ce
sont eux qui nous portent malheur, et
si vous les mettez en liberté, toute
Veau de lamer n*éteindrapaslesjlam-
mes ; et elles suppliaient Oswald de
laisser brûler les Juifs, avec autant
d'éloquence et de douceur que si elles
avaient demandé un acte de clémence.
Ce n'étaient point de méchantes fem-
b6
36 CORINNE OU l' ITALIE.
mes, mais des imaginations supersti-
tieuses vivement frappées par un grand
malheur. Oswald contenait à peine
son indijjnation en entendant ces
étranges prières.
Il envoya quatre matelots anglais
avec des haches pour briser les bar-
rières qui retenaient ces malheureux ;
et ils se répandirent à l'instant dans la
ville, courant à leurs marchandises,
au milieu des flammes, avec cette avi-
dite de fortune qui a quelque chose
de bien sombre quand elle fait braver
la mort. On dirait que l'homme, dans
l'état actuel de la société, n'a presque
rien à faire du simple don delà vie.
Il ne restait plus qu'une maison au
haut de la ville, que les flammes en-
touraient tellement qu'il était impos-
sible de les éteindre, et plus impossi-
ble encore d'y pénétrer. Le:^ habitans
d'Ancone avaient montré si peu d'in-
térêt pour cette maison, que les ma-
telots anglais, ne la croyant point ha-
CORINNE OU l' ITALIE. 37
bitée, avaient ramené leurs pompes
vers le port. Oswald lui-même, étourdi
par les cris de ceux qui l'entouraient
et l'appelaient à leur secours, n'y avait
pas fait attention. L'incendie s'était
communiqué plus tard de ce côté,
mais y avait fait de grands progrès.
Lord Nelvil demanda si vivement
quelle était cette maison, qu'un hom-
me enfin lui répondit que c'était l'hô-
pital des fous. A cette idée, toute son
ame fut bouleversée; il se retourna, et
ne vit plus aucun de ses matelots au-
tour de lui : le comte d'Erfeuil n'y était
pas non plus ; et c'était en vain qu'il se
serait adressé aux habitaus d' Ancone ;
ils étaient presque tous occupés. à sau-
ver ou à faire sauver leurs marchan-
dises, et trouvaient absurde de s'ex-
poser pour des hommes dont il n'y en
avait pas un qui ne fût fou sans re-'- ^
mède; O estime hcnédiction du ciel,
disaient-ils, pour eux et pour leurs pa-
38 CORINNE OU L'ITALIE.
rens, s'ils meurent ainsi sans que ce
soit la faute Je personne.
Pendant que Ton tenait de sembla-
bles discours autour d'Oswald, il mar-
chait à grands pas vers l'hôpital, et la
foule qui le blâmait le suivait avec un
sentiment d'enthousiasme involon-
taire et confus. Oswald arrivé près de
la maison vit, à la seule fenêtre qui
n'ëtait pas entourée par les flammes,
des insensés qui regardaient les pro •
grès de l'incendie, et souriaient de ce
rire déchirant qui suppose ou l'igno-
rance de tous les maux de la vie, ou
tant de douleur au fond de l'ame,
qu'aucune forme de la mort ne peut
plus épouvanter. Un frissonnement
inexprimable s'empara d'Oswald à ce
spectacle; il avait senti, dans le mo-
ment le plus affreux de son désespoir,
que sa raison était prête à se troubler ;
et, depuis cette époque, l'aspect de la
folie lui inspirait toujours la pitié la
CORINNE OU L'ITALIE. S^'
plus douloureuse. Il saisit une échelle
qui se trouvait près de là, il l'appuie
contre le mur, monte au milieu des
flammes, et entre par la fenêtre dans
une chambre où les malheureux qui
restaient à l'hôpital étaient tous réunis.
Leur folie était assez douce pour
que dans l'intérieur de la maison tous
fussent libres, excepté un seul qui
était enchaîné dans cette même cham-
bre où les flammes se faisaient jour à
travers la porte, mais n'avaient pas
encore consumé le plancher. Oswald
apparaissant au milieu de ces miséra-
bles créatures, toutes dégradées par
la maladie et la souflirance, produisit
sur elles un si graud eflfet de surprise
et d'enchantement, qu'il s'en fit obéir
d'abord sans résistance. Il leur ordon-
na de descendre devant lui, l'un
après l'autre, par l'échelle que les
flammes pouvaient dévorer dans un
moment. Le premier de ces mal-
heureux obéit sans proférer une pa-
40 CORINNE OU L ITALIE.
rôle : l'accent et la physionomie de
lord Nelvil l'avaient entièrement sub-
jugué. Un troisième voulut résister,
sans se douter du danger que lui fai-
sait courir chaque moment de retard,
et sans penser au péril auquel il ex-
posait Oswald, en le retenant plus
long-temps. Le peuple, qui sentait
toute l'horreur de cette situation,
criait à lord Nelvil de revenir, délais-
ser ces insensés s'en tirer comme ils le
pourraient ; mais le libérateur n'é-
coutait rien avant d'avoir achevé sa
généreuse entreprise.
Sur les six malheureux qui étaient
dans riiôpital, cinq étaient déjà sau-
vés ; il ne restait plus que le sixième
qui était enchaîné. Oswald détache
ses fers et veut lui faire prendre, pour
échapper, les mêmes moyens qu'à ses
compagnons ; mais c'était un pauvre
jeune homme privé tout à fait de la
raison, et se trouvant en liberté après
deux ans de chaîne, il s'élançait dans
la chambre avec une joie désordonnée.
CORINNE OU l' ITALIE. 4X
Cette joie devint de la fureur, lorsqu'
Oswald voulut le faire sortir par la
fenêtre. Lord Nelvil voyant alors
que les flammes gagnaient toujours
plus la maison, et qu'il était impossible
de décider cet insensé à se sauver lui-
même, le saisit dans ses bras, malgré
les efforts du malheureux qui lut-
tait contre son bienfaiteur. Il l'em-
porta sans savoir oii il mettait les
pieds, ■ tant la fumée obscurcissait sa
vue ; il sauta les derniers échelons au
hasard, et remit l'infortuné, qui l'in-
juriait encore, à quelques personnes,
en leur faisant promettre d'avoir soin
de lui.
Oswald, animé par le danger qu'il
venait de courir, les cheveux épar8>
le regard fier et doux frappa d'admira-
tion et presque de fanatisme la foule
qui le considérait ; les femmes surtout
s'exprimaient avec cette imagination
qui est un don presque universel en
Italie, et prête souvent de la noblesse
42 CORINNE OU L'ITALIE.
aux discours des gens du pçuple. Elles
se jetaient à genoux devant lui, et
s'écriaient : f^ous êtes sûrement Saint
i h'Mlckelf le patron de notre ville; dé-
r \ ployez vos ailes, mais ne nous quittez
pas : allez là-haut sur le clocher de la
. / cathédrale, pour que de là toute la
^ • ville vous voie et vous prie. Mon
enfant est malade, disait l'une, gué'
rissez-le. Dites-moi, disait l'autre»
où est mon mari, qui est absent de-
puis plusieurs années ? Oswald cher-
chait une manière de s'échapper. Le
comte d'Erfeuil arriva, et lui dit en lui
serrant la main : —Cher Nelvil, il faut
pourtant partager quelque chose avec
ses amis; c'est mal fait de prendre
ainsi pour soi seul tous les périls. —
Tirez-moi d'ici, lui dit Oswald à voix
basse. Un moment d'obscurité fa-
vorisa leur fuite, et tous les deux en
hâte allèrent prendre des chevaux à
la poste.
Lord Nelvil éprouva d'abord quel-
CORINNE OU l' ITALIE. 43
que douceur par le sentiment de la
bonne action qu'il venait de faire ;
mais avec qui pouvait-il en jouir,
maintenant que son meilleur ami
n'existait plus? Malheur aux orphelins!
les événemens fortunés aussi-bien que
les peines leur font sentir la solitude
du cœur. Coniment, en effet, rem-
placer jamais cette affection née avec
nous, cette intelligence, cette sympa-
thie du sang, cette amitié préparée par
le ciel entre un enfant et son père ?
On peut encore aimer ; mais confier
toute son ame est un bonheur qu'on
ne retrouvera plus.
44 CORINNE OU l'Italie.
CHAPITRE V.
OswALD parcourut la Marche d'An^-
cone et l'Etat ecclésiastique jusqu'à
Rome, sans rien observer, sans s'inté-
resser à rien ; la disposition mélanco-
lique de gon ame en était la cause, et
puis une certaine indolence naturelle
à laquelle il n'était arraché que par les
passions fortes. Son goût pour les arts
ne s*était point encore développé ; il
n'avait vécu qu'en France, où la société
est tout, et à Londres, où les intérêts
politiques absorbent presque tous les
autres : son imagination, concentrée
dans ses peines, ne se complaisait point
encore aux merveilles de la nature et
aux chefs-d'œuvre des arts.
Le comte d'Erfeuil parcourait cha-
que ville, le guide des voyageurs à la
CORINNE OU l'ITALIE. 45
main; il avait à la fois le double plaisir
de perdre son temps à tout voir, et d'as -
surer qu'il n'avait rien vu qui pût être
admiré, quand on connaissait la France.
L'ennui du comte d'Erfeuil découra-
geait Oswald ; il avait d'ailleurs des
préventions contre lesltaliens et contre
l'Italie ; il ne pénétrait pas encore le
mystère de cette nation ni de ce pays,
mystère qu'il faut comprendre par l'i-
magination plutôt que par cet esprit
de jugement qui est particulièrement
développé dans l'éducation Anglaise.
Les Italiens sont bien plus remar-
quables par ce qu'ils ont été, et par ce
qu'ils pourraient être, que par ce qu'ils
sont maintenant. Les déserts qui envi-
ronnent la ville de Rome, cette terre
fatiguée de gloire qui semble dédai-
gner de produire, n'est qu'une contrée
inculte et négligée, pour qui la consi-
dère seulement sous les rapports de
l'utilité. Oswald, accoutumé dès son
enfance à l'amour de l'ordre et de la
46 CORINNE OU L'ITALIE.
prospérité publique, reçut d'abord des
impressions défavorables en traversant
les plaines abandonnées qui annoncent
î'approche de la ville autrefois reine du
inonde: il blâma l'indolence des habi-
tants et de leurs chefs. Lord Nelvil ju-
geait l'Italie en administrateur éclairé,
le comte d'Erfeuil en homme du monde;
ainsi, l'un par raison, et l'autre par
légèreté, n'éprouvaient point l'effet
que la campagne de Rome produit sur
l'imagination, quand on s'est pénétré
des souvenirs et des regrets, des
beautés naturelles et des malheurs il-
lustres, qui répandent sur ce pays un
charme indéfinissable.
Le comte d'Erfeuil faisait de comi-
ques lamentations sur les environs de
Rome. Quoi, disait-il, point de mai-
son de campagne, point de voiture,
rien qui annonce le voisinage d'une
grande ville! Ah, bon Dieu, quelle
tristesse ! En approchant de Rome, les
postillons s'écrièrent avec transport :
CORINNE au l' ITALIE. 47
VoyeZy voyez, c'est la coupole de
Saint-Pierre'. ! Les Napolitains mon-
trent ainsi le Vésuve ; et la mer fait de
même l'orgueil des habitans des côtes.
On croirait voir le dôme des Inva-
lides, s'écria le cojnte d'Erfeuil. Cette
comparaison,plus patriotique quejuste,
détruisit l'effet qu'Oswald aurait pu
recevoir à l'aspect de cette magnifique
merveille de la création des hommes.
Ils entrèrent dans Rome, non par un
beau jourj non par une belle nuit,
mais par un soir obscur, par un temps
gris, qui ternit et confond tous les
objets. Ils traversèrent le Tibre sans le
remarquer; ils arrivèrent à Rome par
la porte du Peuple, qui conduit d'abord
au Corso, à la plus grande rue de la
ville moderne, mais à la partie de Rome
qui a le moins d'originalité, puisqu'elle
ressemble davantage aux autres villes
de l'Europe.
La foule se promenait dans les rues ;
des marionnettes et des charlatans for-
48 CORINKE OU L'ITALIE.
lYiaient des groupes sur la place où
s'élève la colonne Antonine. Toute
l'attention d'Oswald fut captivée par
les objets les plus près de lui. Le nom
de Rome ne retentissait point encore
dans son ame ; il ne sentait que le
profond isolement qui serre le cœur
quandvous entrez dans une ville étran-
gère, quand vous voyez cette multi-
tude de personnes à qui votre existence
est inconnue, et qui n'ont aucun intérêt
en commun avec vous. Ces réflexions,
si tristes pour tous les hommes, le sont
encore plus pour les Anglais qui sont
accoutumés à vivre entre eux, et se
mêlent difficilement avec les mœurs des
autres peuples. Dans le vaste caraven-
sérailde Rome, tout estétranger,même
les Romains qui semblent habiter là,
non comme des possesseurs, mais
comme des pèlerins qui se reposent
aupns des rui?ies (2.0swald, oppressé
par des sentimens pénibles, alla s'en-
fermer chez lui, et ne sortit point pour
CORINNE OU L'ITALIE. 4^
voir la ville. Il était bien loin de penser
que ce pays, dans lequel il entrait avec
Un tel sentiment d'abattement et de
tristesse, serait bientôt pour lui la source
de tant d'idées et de jouissances nou-
velles.
TOME I,
LIVRE II.
CORINNE AU CAPITOLE.
CHAPITRE PREMIER.
OswALD se réveilla dans Rome. Un
soleil éclatant, un soleil d'Italie frappa
ses premiers regards, et son ame fut
pénétrée d'un sentiment d'amour et de
reconnaissance pour le ciel qui semblait
se manifester par ces beaux rayons. Il
entendit résonner les cloches des nom-
breuses églises de la. ville ; des coups
de canon, de distance en distance, an-
nonçaient quelque grande solennité : il
demanda quelle en était la cause ; on
lai répondit qu'on devait couronner le
matin même, au Capitole, la femme la
plus célèbre de T Italie, Corinne, poète,
écrivain, improvisatrice, et Tune des
plus belles personnes de Rome. Il fit
CORINNE , ou l' ITALIE. 51
quelques questions sur cette cérémonie
consacrée par les noms de Pétrarque et
du Tasse, et toutes les réponses qu'il
reçut excitèrent vivement sa curiosité.
Il n'y avait certainement rien de plus
contraire aux habitudes et aux opinions
d'un Anglais que cette grande publicité
donnée à la destinée d'une femme ; mais
l'enthousiasme qu'inspirent aux Ita-r
liens tous les talens de l'imagination,!
gagne, au moins momentanément, les
étrangers ; et l'on oublie les préjugés
même de son pays, au milieu d'une
nation si vive dans l'expression des
sentimens qu'elle éprouve. Les gens du
peuple à Rome connaissent les arts,
raisonnent avec goût sur les statues ;
les tableaux, les monumens, les antir.
quités, et le mérite littéraire, porté à
un certain degré, sont pour eux un
intérêt national.
Oswald sortit pour aller sur la place
publique; il y entendit parler de Co-
rinne, de son talent, de son génie. Ou
c 2
50 CORINNE OU L'ITALIE.
avait décoré les rues par lesquelles elle
devait passer. Le peuple, qui ne se ras-
semble d'ordinaire que sur les pas de
la fortune ou de la puissance, était là
presqu'en rumeur pour voir une per-
sonne dont l'esprit était la seule dis-
tinction. Dans l'état actuel des Italiens,
la gloire des beaux arts est l'unique
qui leur soit permise ; et ils sentent le
génie en ce genre avec une vivacité qui
devrait faire naître beaucoup de grands
hommes, s'il suffisait de l'applaudisse-
ment pour les produire, s'il ne fallait
pas une vie forte, de grands intérêts,
et une existence indépendante pour
alimenter la pensée.
Oswald se promenait dans les rues
de Rome en attendant l'arrivée de
Corinne. A chaque instant on la nom-
mait, on racontait un trait nouveau
d'elle, qui annonçait la réunion de tous
les talens qui captivent l'imagination.
L*un disait que sa voix était la plus
touchante d'Italie, l'autre que personne
CORINNE OU l'iTALIE. 53
ne jouait la tragédie comme elle, l'autre
qu'elle dansait comme une nymphe, et
qu'elle dessinait avec autant de grâce
que d'invention ; tous disaient qu'oii
n'avaitjamais écrit ni improvisé d'aussi
beaux vers, et que, dans la conversa-
tion habituelle, elle avait tour à tour
une grâce et une éloquence qui char-
maient tous les esprits. On se disputait
pour savoir quelle ville d'Italie lui avait
donné la naissance, mais les Romains
soutenaient vivement qu'il fallait être
né à Rome pour parler l'italien avec
cette pureté. Son nom de famille était
ignoré. Son premier ouvrage avait paru
cinq ans auparavant, et portait seule-
ment le nom de Corinne. Personne ne
savait où elle avait vécu, ni ce qu'elle
avait été avant cette époque ; elle avait
maintenant à peu près vingt -six ans. Ce
mystère et cette publicité tout à la fois,
cette femme dont tout le monde par-
lait, et dont on ne connaissait pas le
véritable nom, parurent à lord Nelvil
c3
Û4 CORINNE OU ï; ITALIE.
l'une des merveilles du sin<çuller pays
qu'il venait voir. Il aurait jugé très-
fevèrement une telle femme en Ansle-
terre, mais il n'a})pHquait ù l'Italie au-
cune des convenances sociales, et le
couronnement de Corinne lui inspirait
d'avance l'intérêt que ferait naître une
aventure de l'Arioste.
Une musique très-belle et très-écla-
lante précéda l'arrivée de la marche
triomphale. Un événement, quel qu'il
soit, annoncé par la musique, cause
, toujours de l'émotion. Un grand nom-
bre de seigneurs romains et quelques
étrangers précédaient le char qui con-
duisait Corinne, Ocst le cortège de ses
admirateurs, dit un Romain. Oui,
répondit l'autre, elle reçoit Voicens de
tout le inonde, mais elle n'accorde à
personne une prtfhence décidée ; elle
est riche, indépendante ; l'on croit mc-
?ne, et certainement elle en a lien Vair,
<jîte cest une femme d'une illustre nais-
sance, qui ne veut pas être connue.
CORINNK OU L'ITALIE. 53
Quoi qiiil en soit, reprit un troisième,
c'est une divinité entourée de nuages.
Oswald regarda l'homme qui parlait
ainsi, et tout désignait en lui le rang
le plus obscur de la société; mais, dans
le midi, l'on se sert si naturellement
des expressions les plus poétiques,
qu'on dirait qu'elles se puisent dans
l'air et sont inspirées par le soleil.
Enfin les quatre chevaux blancs qui
traînaient le char de Corinne se firent
place au milieu de la foule. Corinne
était assise sur ce char construit à l'an-
tique, et de jeunes filles, vêtues de
blanc, marchaient à côté d'elle. Partout
où elle passait l'on jetait en abondance
des parfums dans les airs ; chacun se
mettait aux fenêtres pour la voir, et ces
fenêtres étaient parées en dehors par
des pots de fleurs et des tapis d'écar-
late ; tout le monde criait: Vice Co-
rinne! vive le o-énie! vive la beauté!
o
L'émotion était générale ; mais lord
Nelvil ne la partageait point encore ;
c 4
56 CORINNE OU L'ITALIE.
et bien qu'il se fût déjà dit qu'il fallait
mettre à part, pour juger tout cela,
la réserve de l'Angleterre et les plai-
santeries françaises, il ne se livrait
point à cette fûte, lorsqu'enfîn il aper-
çut Corinne.
Elle était vêtue comme la Sybille du
Dominiquin, un schall des Indes tourné
autour de sa tête, et ses cheveux du
plus beau noir entremêlés avec ce schall ;
sa robe était blanche; une draperie
bleue se rattachait au dessous de son
'sein, et son costume était très -pittores-
que, sans s'écarter cependant assez des
usages reçus, pour que l'on pût y trou-
ver de l'affectation. Son attitude sur le
char était noble et modeste : on apéï*-
cevait bien qu'elle était contente d'être
admirée; mais un sentiment detimidité
se mêlait à sajoie, et semblait demander
grâce pour son triomphe ; l'expression
de sa physionomie, de ses yeux, de
son sourire, intéressait pour elle, et
le premier regard fit de lord Nelviison
CORINNE OU l'iTALIE. 5^
ami, avant même qu'une impression
plus vive le subjuguât. Ses bras étaient
d'une éclatante beauté ; sa taille grande,
mais un peu forte, à la manière des
statues grecques, caractérisait énergi-
quement la jeunesse et le bonheur; son
regard avait quelque chose d'inspiré.
L'on voyait dans sa manière de saluer
et de remercier, pour les applaudisse-
mens qu'elle recevait, une sorte de
naturel qui relevait l'éclat de la situation
extraordinaire dans laquelle elle se trou-
vait ; elle donnait à la fois l'idée d'une
prêtresse d'Apollon, qui s'avançait vers
le temple du Soleil, et d'une femme
parfaitement simple dans les rapports
habituels de la vie ; enfin tous ses mou-
vemens avaient un charme qui excitait
l'intérêt et la curiosité, l'étonnement
et l'aiFection.
L'admiration du peuple pour elle
allait toujours en croissant, plus elle
approchait du Capitole, de ce lieu si
fécond en souvenirs. Ce beau ciel, ces
c 5
58 CORINNE OU l'ITALIÎ.
Iiomains si enthousiastes, et par-dessus
tout Corinne, élcctrisaient 1" imagina-
tion cVOsvvaM; il avait \ii souvent dans
son pays des hommes d'état portés en
trioniplie par le peuple; mais c'était
pour la première fois qu'il était témoin
des honneurs rendus à une femme, à
une femme illustrée seulement par les
dons ducénie: son char de victoire n€
coûtait de larmes ii personne, et nul
regret, comme nulle crainte, n'empê-
chait d'admirer les plus beaux dons
de la nature, rimagination, le senti-
ment et la pensée.
Oswald était tellement absorbé dans
ses réflexions, des idées si nouvelles
roccu})aient, qu'il ne remarqua point
les lieux antiques et ctlèbres à travers
lesquels passait le char de Corinne ;
c'est au pied de l'escalier qui conduit
au Capitole que ce char s'arrêta, et
dans ce moment tous les amis de Co-
rinne se précipitèrent pour lui offrir
la main. Elle choisit celle du i)rince
CORINNE OU l'iTALIE. 5<|
Castel-Forte, le grand seigneur romain
le plus estimé par son esprit et son ca-
ractère; chacun approuva le choix de
Corinne ; elle monta cet escalier da
Capitole, dont l'imposante majesté
semblait accueillir avec bienveillance
les pas légers d'une femme. La mu-
sique se fit entendre avec un nouvel
éclat au moment de l'arrivée de Co-
rinne, le canon retentit, et la Sybille
triomphante entra dans le palais pré-
paré pour la recevoir.
Au fond de la salle dans laquelle elle
fut reçue, était placé le sénateur qni
devait la cov.ronner et les conservateurs
du sénat: d'un côté tous les cardinaux
et les femmes les plus distinguées- du
pays, de l'autre les hommes de lettres
de l'académie d<3 Rome; à l'extrémité
opposée, la salle était occupée par une
partie de la foule immense qui avait
suivi Corinne. La chaise destinée pour
elle était sur un gradin inférieur à celui
du sénateur. Corinne, avant de s'y
c6
60 CORINNE OU l' ITALIE,
placer, devait, selon l'usage, en pré-
sence de cette auguste assemblée^
mettre un genou en terre sur le premier
degré. Elle le nt avec tant de noblesse
et de modestie, de douceur et de di-
gnité, que lord Nevil sentit en ce mo-
ment ses yeux mouillés de larmes; il
s'étonna lui-même de son attendrisse-
ment; mais au milieu de tout cet éclat,
de tous ces succès, il- hii semblait que
Corinne avait imploré, par ses regards^
la protection d'un ami, protection dont
jamais une femme, quelque supérieure
qu'elle soit, ne peut se passer; et il
pensait en lui-même qu'il serait doux
d'être l'appui de celle à qui sa sensi-
lilité seule rendrait cet appui néces-
saire.
Dès que Corinne fut assise, les poètes
romains commencèrent à lire les son-
nets et les odes qu'ils avaient composés
pour elle. Tous l'exaltaient jusques aux
cieux ; mais ils lui donnaient des
louanges qui ne la caractérisaient pas
CORINNE OU l'iTALIE. Gt
plus qu'une autre femme d'un génie
supérieur. C'était une agréable ré-
union d'images et d'allusions à la
mythologie, qu'on aurait pu, depuis
Sapho jusqu'à nos jours, adresser de
siècle en siècle à toutes les femmes que
leurs talens littéraires ont illustrées.
Déjà lord Nelvil souffrait de cette
manière de louer Corinne; il lui
semblait déjà qu'en la regardant il
aurait fait à l'instant même un portrait
d'elle plus vrai, plus juste, plus détaillé,
un portrait enfin qui ne pût convenir
qu'à Corinne.
62 CORINNE OU L'ITALIE.
CHAPITRE II.
Le prince Castel-Forte prit la parole,
et ce qu'il dit sur Corinne attira l'at-
tention de toute l'assemblée. C'était un
homme de cinquante ans qui avait dans
ses discours et dans son maintien beau-
coup de mesure et de dignité ; son âge
et l'assurance qu'on ayait donnée à lord
Nelvil, qu'il n'était que l'ami de Co-
rinne, lui inspirèrent un intérêt sans
mélange pour le portrait qu'il fit d'elle.
Oswald, sans ces motifs des sécurité, se
serait déjà senti capable d'un mouve-
ment confus de jalousie.
Le prince Castel-Forte lut quelques
pages en prose, sans prétention, mais
si ngulièrement propres à faire connaître
Corinne. Il indiqua d'abord le mérite
particulier des ouvrages; il dit que
CORINNE OU l' ITALIE. 63
ce mcrite consistait en partie dans l'é-
tude approfondie qu'elle avait faite des
littératures étrangères ; elle savait unir
au plus haut dtgré Ti m agi nation > les
tableaux, la vie brillante du midi,
et cette connaissance, cette obsei-va-
tion du cœur humain qui semble le
partage des pays où les objets exté-
rieurs excitent moins l'intérêt.
Il vanta la gnàce^et la ga,ieté de Co^
rinne, cette gaieté qui ne tenait en riea Kl j
à la moquerie, mais seulement à la vi-
vacité de l'esprit, à la fraîcheur de
L'iiTiagination : il essaya de louer sa serv-
sibilité ; mais on pouvait aisément de-
viner qu'un regret personnel se mêlait,
à ce qu'il en disait. 11 se plaignit de la
difficulté qu'éprouvait une femme su~
périeure à rencontrer l'objet dont elle
s'est fait une image idéale, une image
revêtue de tous les dons que le cœur
et le géniepeuvent souhaiter. Il se com^ '
plut cependant à peindre la sensibilité
passionnée qui inspirait la poésie de
64 CORINNE OU L*rTALIE.
Corinne et l'art qu'elle avait de saisir
des rapports touchans entre les beautés
de la nature et les impressions les plus
intimes de l'ame. Il releva l'originalité
des expressions de Corinne, de ces ex-
pressions qui naissaient toutes de son
caractère et de sa manière de sentir,,
sans que jamais aucune nuance d'affec-
tation pût altérer un genre de charme
non-seulement naturel, mais involon-
taire.
Il parla de son éloquence comme
d'une force toute-puissante qui devait
d'autant plus entraîner ceux qui l'écou-
taient, qu*ils avaient en eux-même»
plus d'esprit et de sensibilité véritables.
" Corinne, dit-il, est sans doute la
** femme la plus célèbre de notre pays,
** et cependant ses amis seuls peuvent
" la peindre; car les qualités de l'ame,
*' quand elles sont vraies, ont toujours
" besoin d'être devinées : l'éclat aussi-
" bien que l'obscurité peut empêcher
** de les reconnaître, si quelque sym-
CORIîJKE OU L*ITALIE. 65
*' pathie n'aide pas à les pénétrer.'*
Il s'étendit sur son talent d'improviser,
qui ne ressemblait en rien à ce qu'oii
est convenu d'appeler de ce nom en
Italie. " Ce n'est pas seulement, con-
" tinua-t-il, à la fécondité de son
" esprit qu'il faut l'attribuer, mais à
" réjnotieftprofande qu'excitent en elle
*^ toutes les pensées généreuses ; elle
" ne peut prononcer un mot qui les
" rappelle, sans que l'inépuisable source
" des sentimens et des idées, l'enthou-
" siasme, ne l'anime et ne l'inspire."
Le prince Castel Forte fit sentir aussi
le charme d'un style toujours pur, tou-
jours harmonieux. " La poésie de Co-
" rinne, ajouta t il, est une mélodie
" intellectuelle qui seule peut expri-
" mer le charme des impressions le»
*' j)lus fug^itives et les plus délicates."
Il vanta l'entretien de Corinne : on
sentait qu'il en avait goûté les délices.
*' L'imagination et la simplicité, lajus-
*' tesse et l'exaltation, la force et la.
K
6(y CORINNE ou L'ITALIE.
" douceur ^e réuniasent, disait il, dans
" une mcme personne, pour varier à
" chaque instant tous les plaisirs de
^' l'esprit î on peut lui appliquer ce
" charmant vers de Pétrarque :
Il parlar cho neU'anlma si sente (a).
" et je lui crois quelque chose de cette
" grâce tant vant<îe, de ce charme
" oriental que les anciens attribuaient
" à Cléopâtre.
** Les lieux que j'ai parcourus avec
" elle, ajouta le prince Castel-Forte,
" la musique que nous ivcns entendue
" ensemble, les tableaux qu'elle m'a
" fait voir, les livres qu'elle m'a fait
" comprendre, composent l'univers de
" mon imagination. Il y a dans tous
" ces objets une étincelle de sa vie ; et
*' s'il me fallait exister loin d'elle, je
" voudrais au moins m'en entourer.
(a) Le ]ang:>ge qu'on sent au fond de l'ame.
CORINNE t)U L'ITALIË. 6"^
'* certain que je serais de ne retrouver
" nulle part cette trace de feu, cette
" trace d'elle enfin qu'elle y a laissée.
" Oui, continua-t-il(et dans ce moment
''ses yeux tombèrent par hasard sur
*' Oswald), voyez Corinne, si vou§
" pouvez passer votre vie avec elle, si
" cette double existence qu'elle vous
" donnera peut vous être long temj)s
" assurée ; mais ne la voyez pas, si
" vous êtes condamné à la quitter :
" vous chercheriez en vain, tant que
" vous vivriez, cette ame créatrice qui
" partageait et multipliait vos senti- .
" mens et vos pensées, vous ne la re-j/'
" trouveriez jamais." - --^1
Oswald tressaillit à ces paroles ; ses
yeux se fixèrent sur Corinne, qui les
écoutait avec une émotion que Tamour-
propre ne faisait pas naître, mais qui
tenait à des sentimens plus aimables
et plus touchans. Le prince Castel-
Forte reprit son discours, qu'un mo-
ment d'attendrissement lui avait fait
68 CORINNE OU L'ITALIE.
suspendre; il parla du talent de Co-
rinne pour la peinture, pour la musi-
que, pour la déclamation, pour la
danse : il dit que dans tous ces talens,
c'était toujours Corinne ne s'astrei-
gnant point à telle manière, à telle rè-
gle, mais exprimant dans des lan
gages variés la même puissance d'ima-
|\ l gi nation, le même enchantement des
beaux arts sous leurs diverses formes^.
*' Je ne me flatte pas, dit en termi-
** nant le prince Castel Forte, d'a-
*' voir pu peindre une personne dont
** il est impossible d'avoir l'idée quand
** on ne l'a pas entendue ; mais sa pré-
" sence est pour nous à Rome comme
** l'un des bienfaits de notre ciel bril-
" tant, de notre nature inspirée. Co-
'^ rinne est le lien de ses amis entre
" eux; elle est le mouvement, 1" intérêt
" de notre vie ; nous comptons sur sa
" bonté ; nous sommes fiers de son
*' génie ; nous disons aux étrangers : —
** j:egardez-la, c'est l'image de notre
CORINNE OU L'ITALIE. %
^' belle Italie ; elle est ce que nous
*^ serions sans l'ignorance, l'envie, la
" discorde et l'indolence auxquelles
" notre sort nous a condamnés ; —
" nous nous plaisons à la contempler
" comme une admirable production
" de notre climat, de nos beaux arts,
" comme un rejeton du passé, comme
" une prophétie de l'avenir; et quand
" les étrangers insultent à ce pays d'où
" sont sorties les lumières qui ont
" éclairé l'Europe ; quand ils sont sans
" pitié pour nos torts qui naissent de
** nos malheurs, nous leur disons : —
"regardez Corinne; -oui, nous sui-
'^ vrions ses traces, nous serions hom-
" mes comme elle est femme, si les
" hommes pouvaient comme les fem-
" mes se créer un monde dans leur
" propre cœur, et si notre génie, né-
" cessairement dépendant des relations
" sociales et des circonstances exté-
** rieures, pouvait s'allumer tout entier
" au seul flambeau de la poésie.
)[0} CORINNE OU L'iTALIE.
Au moment où le prince Castel-
Forte cessa de parler, des applaudisse-
mens unanimes se firent entendre; et
quoiqu'il y eût dans la fin de son dis-
cours un blâme indirect de l'état actuel
des Italiens, tous les grands de l'état
l'approuvèrent: tant il est vrai qu'on
trouve en Italie cette sorte de libéralité
qui ne porte pas à clianger les insti-
tutions, mais fait pardonner, dans les
esprits supérieurs, une opposition tran-
quille aux préjugés existans.
, La réputation du prince Castel-
Forte était très-grande à Rome. Il par-
lait avec une sagacité rare; et c'était
un don remarquable dans un pays où
l'on met encore plus d'esprit dans sa
conduite que dans ses discours. Il
n'avait pas dans les affaires l'habileté
qui distingue souvent, les Italiens;
mais il se plaisait à penser, et ne crai-
gnait pas la fatigue de la méditation.
Les heureux habitans du midi se refu-
sent quelquefois à cette fatigue, et se
CORINNE OU L'ITALIE. ^L
flattent de tout deviner par l'imag^iiia- \ v "^
tion, comme leur féconde terre donne
des fruits sans culture, à l'aide seule-
ment de la faveur du ciel.
è^<
72 CORINNE OU L'ITALIE.
CHAPITRE IIÏ.
Corinne se leva lorsque le prince
Castel -Forte eut cessé de parler ; elle
le remercia par une inclination de tête
si noble et si douce, qu'on y sentait
tout à la fois et la modestie et la joie
bien naturelle d'avoir été louée selon
son cœur. Il était d'usage que le poète
couronné au Capitole improvisât ou
récitât une pièce de vers avant que l'on
posât sur sa tête les lauriers qui lui
étaient destinés. Corinne se fit apporter
sa lyre, instrument de son choix, qui
ressemblait beaucoup à la harpe, mais
était cependant plus antique par la
forme, et plus simple dans les sons.
En l'accordant, elle fut d'abord saisie
d'un grand sentiment de timidité ; et
ce fut avec une voix tremblante qu'elle
CORINNE OU L'ITALIE. 73
demanda le sujet qui lui était imposé.
— La gloire et le bonheur de t Italie !
s'écria-t-on autour d'elle, d'une voix
unanime. Eh bien, oui, reprit-elle
déjà saisie, déjà soutenue par son
talent, la gloire et le bonheur de V Ita-
lie'. Et se sentant animée par l'amour
de son pays, elle se fit entendre dans
des vers pleins de charmes, dont la
prose ne peut donner qu'une idée bien
imparfaite.
IMPROVISATION DE CORINNE AU
CAPITOLE.
'^ Italie, empire du Soleil ; Italie ;
*' maîtresse du monde ; Italie, berceau
'^ des lettres, je te salue. Combien de
*' fois la race humaine te fut soumise !
" tributaire de tes armes, de tes beaux
*' arts et de ton ciel.
" Un dieu quitta l'Olympe pour se
*' réfugier en Ausonie ; l'aspect de ce
TOME I. D
74 CORINNE OU L'ITALIE.
" pays fit rêver les vertus de l'âge d'of,
*' et rhomme y parut trop heureux
*' pour l'y supposer coupable.
*' Rome conquit l'univers par son
" génie, et fut reine par la liberté. Le
*' caractère romain s'imprima sur le
*' monde ; et l'invasion des barbares,
*' en détruisant l'Italie, obscurcit l'uni-
" vers entier.
*' L'Italie reparut avec les divins
" trésors que les Grecs fugitifs rappor-
*' tèrent dans son sein ; le ciel lui révéla
*' ses lois; l'audace de ses enfans dé-
*' couvrit un nouvel hémisphère ; elle
** fut reine encore par le sceptre de
" la pensée, mais ce sceptre de lauriers
*' ne fit que des ingrats.
" L'imagination lui rendit l'univers
*^ qu'elle avait perdu. Les peintres, les
" poètes, enfantèrent pour elle une
" terre, un Olympe, des enfers et des
CORINNE au L'ITALIE. 7 5
''cieux; et le feu qui l'anime, mieux
'^ gardé par son génie que par le dieu
*' des païens, ne trouva point dans
*' l'Europe un Prométhée qui le ravit
" Pourquoi suis-je au Capitole ?
*' pourquoi mon humble front va-t-il
" recevoir la couronne que Pétrarque
*' a portée, et qui reste suspendue au
" cyprès funèbre du Tasse? pourquoi,
" si vous n'aimiez assez la gloire, ô mes
*' concitoyens, pour récompenser son
*' culte autant que ses succès.
" Eh bien, si vous l'aimez cette
*' gloire, qui choisit trop souvent ses
*' victimes parmi les vainqueurs qu'elle
*' a couronnés, pensez avec orgueil à
*' ces siècles qui virent la renaissance
", des arts. Le Dante, l'Homère des
" temps modernes, poète sacré de nos
" mystères religieux, héros de la pen-
*' sée, plongea son génie dans le Styx
" pour aborder à l'enfer, et son ame
D 2
76 CORINNE OU L'ITALIE.
" fut profonde comme les abîmes qu'il
" a décrits.
*' L'talie, aux jours de sa puissance,
*• revit tout entière dans Le Dante.
" Animé par l'esprit des républiques,
" guerrier aussi-bien que poète, il
** souffle la flamme des actions parmi
** les morts, et ses ombres ont une vie
'* plus forte que lesvivans d'ici-bas.
" Les souvenirs de la terre les pour-
*' suivent encore; leurs passions sans
" but s'acharnent à leur cœur ; elles s'a-
" gitent sur le passé, qui leur semble
** encore moins irrévocable que leur
" éternel avenir.
** On dirait que Le Dante, banni de
•' son pays, a transporté dans les ré-
" gions imaginaires les peines qui le
" dévoraient. Ses ombres demandent
•* sans cesse des nouvelles de l'exis-
" tence, comme le poète lui-même
CORINNE OU l'iTALIE. 77
* ' s' informe de sa patrie, et l'enfer s' offre
*' à lui sous les couleurs de l'exil.
*' Tout à ses yenx se revêt du cos-
" tume de Florence. Les morts antiques
** qu'il évoque semblent renaître aussi
" Toscans que lui ; ce ne sont point les
*' bornes de son esprit, c'est la force
" de son ame qui fait entrer l'univers
" dans le cercle de sa pensée.
* * Un enchaînement mystique de cer-
" clesetdesplièresle conduit de l'enfer
" au purgatoire, du purgatoire au pa-
*' radis ; historien fidèle de sa vision,
*' il inonde de clarté les régions les plus
" obscures, et le monde qu'il crée dans
*' son triple poème est complet, animé,
" brillant comme une planète nouvelle
*' aperçue dans le firmament.
" A sa voix tout sur la terre se
•'change en poésie; les objets, les
** idées^ les lois, les phénomènes, sem-
d3
:v
5^8 CORINNE OU L'ITALIE.
" bîent lîti novel Olympe de noa-
" velles divinités; mais cette mytho-
" logie de l'imagination s'anéantit,
*' comme le paganisme, à l'aspect du
*' paradis, de cet océan tie lumières,
" étincelant de rayons et d'étoiles, de
"' vertus^t d'amour.
" Les magiques paroles de fâotre
' plus gmnd poète sont le prisme de
* l'univers ; toutes ses merveilles s'y
* réfléchissent, s'y divisent, s'y re-
* composent; les sons imitent les cou-
' leurs, les couleurs se fondent en har-
' monie ; la rime, sonore ou bizarre,
* rapide ou prolongée, est inspirée par
' cette divination poétique, beauté su-
* préme de l'art, triomphe du génie,
' qui découvre dans la nature tous les
* secrets en relation avec le cœur de
■^ l'homme.
" Le Dante espérait de son poème
** la fin de son exil; il comptait sur la
CORINNE OU L'ITALIE. 79
'* renommée pour médiateur ; mais il
" mourut trop tôt pour recueillir les
** palmes de la patrie. Souvent la vie
■" passagère de Thomme s'use dans les
" revers ; et si la gloire triomphe, si
*' l'on aborde enfin sur une plage plus
' heureuse, la tombe s'ouvre derrière
'' le port, et le destin à mille formes
" annonce souvent la fin de la vie par
'^ le retour du bonheur.
*' Ainsi le Tasse, infortuné, que
vos hommages, Romains, devaient
consoler de tant d'injustices, beau,
sensible, chevaleresque, rêvant les
exploits, éprouvant l'amour qu'il
chantait, s'approcha de ces murs,
comme ses héros, de Jérusalem,
avec respect et reconnaissance. Mais
la veille du jour choisi pour le cou-
ronner, la mort l'a réclamé pour sa
terrible fête : le ciel est jaloux de la
terre, et rappelle ses favoris des rives
trompeuîses du temps.
D4
80 CORINNE OU l'ITAUÊ.
" Dans un siècle plus fier et plus
" libre que celui du Tasse, Pétrarque
*' fut aussi comme Le Dante le poète
** valeureux de l'indépendance ita-
*' lienne. Ailleurs, on ne connaît de.
" lui que ses amours, ici des souvenirs
*' plus sévères honorent à jamais son
*' nom ; et la patrie l'inspira mieux que
*' Laure elle-même.
" Il ranima l'antiquité par ses veilles,
'' et loin que son imagination mîtobs-
" tacle aux études les plus profondes,
" cette puissance créatrice, en lui
** soumettant l'avenir, lui révéla les se-
*• crets des siècles passés. Il éprouva
" que connaître sert beaucoup pour
" inventer, et son génie fut d'autant
*' plus original, que, semblable aux
*' forces étemelles, il sut être présent
" ù tous les temps.
" Notre air serein, notre climat riant
" ont inspiré TArioste. C'est l'arc-en-
CORINNE OU l' ITALIE. 81
" ciel qui parut après nos longues
*' guerres : brillant et varié comme ce
" messager du beau temps, il semble
" se jouer familièrement avec la vie ;
" sa gaieté légère et douce est le sou-
" rire de la nature^ et non pas l'ironie
" de l'homme.
*' Michel-Ange, Raphaël, Pergolèse,
" Galilée, et vous intrépides voyageurs,
" avides de nouvelles contrées, bien
" que la nature ne pût vous offrir rien
" de plus beau que la vôtre! joignez
" aussi votre gloire à celle des poètes,
" Artistes, savans, philosophes, vous
** êtes comme eux enfans de ce soleil
" qui tour à tour développe l'imagina-
*' tion, concentre la pensée, excite
" le courage, endort dans le bonheur,
*' et semble tout promettre ou tout
*' faire oublier.
'' Connaissez-vous cette terre où les
" orangers fleurissent, que les rayons
D 5
82 CORINNE OU l'iTALIE.
" des cieux fécondent avec amour?
" Avez-vous entendu les sons mélo-
" dieux qui célèbrent la douceur des
" nuits? Avez-vous respiré ces par-
" fums, luxe de l'air déjà si pur et si
'* doux ? Répondez, étrangers, la na-
" ture est-elle chez vous belle et bien-
" faisante ?
" Ailleurs, quand des calamités so-
" ciales affligent un pays, les peuples
" doivent s'y croire abandonnés par la
" divinité ; mais ici nous sentons tou-
" jours la protection du ciel, nous
*' voyons qu'il s'intéresse à l'homme,
"et qu'il a daigné le traiter comme
" utie noble créature.
"Ce n*estpas seulement de pampres
•* et d'épis que notre nature est parée,
^ mats elle prodigue sous les pas de
" l'homme, comme à la fête d'un soù-
** verain, une abondance de fleurs et
^ de plantes inutiles qui, destinées à
" plaire, ne s'abaissent point à servir.
CORINNE OU l'ITALIE. 83
" Les plaisirs délicats ' soignés par
la nature sont goûtés par une nation
digne de les sentir; les mets les plus
simples lui suffisent, elle ne s'enivre
point aux fontaines des vins que l'a-
bondance lui prépare: elle aime son
soleil, ses beaux-arts, ses monu-
mens, sa contrée tout à la fois an-
tique et printanière; les plaisirs raf-
finés d'une société brillante, les plai-
sirs grossiers d'un peuple avide ne
sont pas faits pour elle,
" Ici les sensations se confondent
' avec les idées, la vie se puise tout
' entière à la même source, et l'ame
' comme l'air occupe les confins de la
' t^rre et du ciel. Ici le génie se sent
' à l'aise, parce que la rêverie y est
* douce; s'il agite, elle calme; s'il re-
' grette un but, elle lui fait don de
' mille chimères ; si les hommes l'op-
' priment, la nature est là pour l'ac -
* cueillir.
84 CORINNE OU L ITALIE.
*' Ainsi, toujours elle répare, et sa
*' main secourable guérit toutes les
*' blessures. Ici l'on se console des
*' peines même du cœur, en adnairant
*' un dieu de bonté, en pénétrant le
" secret de son amour, non par nos
^ *' jours passagers, mystérieux avant-
*' coureurs de l'éternité, mais dans le
*' sein fécond et majestueux de Tim-
" mortel univers."
Corinne fut interrompue pendant
quelques momens par les applaudisse-
mens lesplusimpétueux. Le seul Os-
wald ne se mêla point aux transports
bruyans qui l'entouraient. II avait
penché sa tête sur sa main lorsque Co-
rinne avait dit: Ici l'on se console des
peines même du cœur ; et depuis lors
il ne l'avait point relevée. Corinne le
remarqua, et bientôt à ses traits, à la
couleur de ses cheveux, à son costume,
à sa taille élevée, à toutes ses manières
enfin, elle le reconnut pour un Anglais.
CORINNE OU l' ITALIE. 85
Le deuil qu'il portait, et sa physionomie
pleine de tristesse la frappèrent. Son re-
gard alors attaché sur elle semblait lui
faire doucement des reproches; elle de-
vina les pensées qui l'occupaient, et se
sentit le besoin de le satisfaire en par-
lant du bonheur avec moins d'assu-
rance, en consacrant à la mort quelques
vers au milieu d'une fête. Elle reprit
donc sa lyre dans ce dessein, fit rentrer
dans le silence toute l'assemblée par les
sons touchans et prolongés qu'elle tira
de son instrument, et recommença
ainsi:
*' Il est des peines cependant que
" notre ciel consolateur ne saurait effa-
•* cer; mais dans quel séjour les regrets
" peuvent-ils porter à l'ame une im-
" pression plus douce et plus noble
" que dans ces lieux !
"Ailleurs les vi vans trouvent à peine
'^ assez de place pour leurs rapides
** courses et leurs ardens désirs ; ici
86 CORINNE OU L'ITALIE.
" les ruines, les déserts, les palais in-
" habités, laissent aux ombres un
" vaste espace. Rome maintenant
*' n'est-elle pas la patrie des tom-
*' beaux!
" Le Colisëe, les obélisques, toutes
*' îesmerveillesquidufond deTEgypte
** et de la Grèce, de l'extrémité des
^' siècles, depuis Romulus jusqu'à
** Léon X., se sont réunies ici, comme
" la grandeur attirait la grandeur, et
** qu'un jnême lieu dût renfermer tout
" ce que l'homme a pu mettre à l'abri
" du temps, toutes ces merveilles sont
** consacrées aux monumens funèbres.
" Notre indolente vie est à peine aper-
** çue, le silence des vivans est un hom-
*' mage pour les morts, ils durent et
*' nous passons.
" Eux sçuls sont honorés, eux seuls
" Sont encore célèbres; nos destinées
" obscures relèvent l'éclat de nos an-
*' cêtres, notre existence actueUe ne
CORINNE OU l'iTALIE. Bf
*' laisse debout que le passé, il ne se
" fait aucun bruit autour des souve-
' nirs! Tous nos chefs-d'œuvre sont
" ^ouvrage de ceux qui ne sont plus,
'* et le génie lui-même est compté
" parmi les illustres morts.
" Peut-être un des charmes secrets
*' de Rome est-il de réconcilier l'ima-
" gination avec le long sommeil. On
« s'y résigne pour soi, l'on en souffre
" moins pour ce qu'on aime. Lespeu-
" pte. du midi se représentent la fin
*^ de la vie sous des couleurs moins
** sombres que les habitans du nord.
'* Le soleil comme la gloire réhausse
*' même la tombe.
^ I "Le froid et l'isolement du sépulcre
»v P' sous ce beau ciel, à côté de tant d'ur-
" nés funéraires, poursuivent moins
" les esprits effrayés. . On se croit at-
«' tendu par la foule des ombres, et,
** de notre ville solitaire à la vilie sou-
88 CORINNE OU L'ITALIE.
" terraine, la transition semble assez
" douce.
'' Ainsi la pointe de la douleur est
" émoussée^ non que le cœur soit
" blasé, non que l'ame soit aride, mais
" une harmonie plus parfaite, un air
" plus odoriférant, se mêlent à l'exis-
*' tence. On s'abandonne à la nature
" avec moins de crainte, à la nature
" dont le créateur a dit: Les lis ne tra-
" vaillent ni ne filent, et cependant
" quels vêtemens de rois pourraient
'< égaler la magnificence dont j'ai re-
*' vêtu ces fleurs 1"
Oswald fut tellement ravi par ces
dernières strophes, qu'il exprima son
admiration par les témoignages les plus
vifs ; et cette fois les transports des
Italiens eux-mêmes n'égalèrent pas les
siens. Enefiet, c'était à lui plus qu'aux
Romains que la seconde improvisation
de Corinne était destinée.
CORINNE OU l'iTALIE. 89
La plupart des Italiens ont, en lisant
les vers, une sorte de chant monotone,
appelé cantîlene, qui détruit toute
émotion (3). C'est en vain que les pa-
roles sont diverses, l'impression reste
la même, v^^sque Taccent, qui est
encore plus intime que les paroles,
ne change presque point. Mais Corinne
récitait avec une variété de tons qui
ne détruisait pas le charme soutenu
de l'harmonie ; c'étaient com me des airs
différens joués tous pai^ un instrument
céleste.
Le son de voix touchant et sensible
de Corinne, en faisant entendre cette
langue italienne si pompeuse et si so-
nore, produisit sur Oswald une im-
pression tout à fait nouvelle. La proso-
die anglaise est uniforme et voilée ; ses-
beautés naturelles sont toutes mélan-:
coliques ; les nuages ont formé ses cou-
leurs, et le bruit des vagues sa modu-
lation ; mais quand ces paroles ita-
liennes, brillantes comme un jour de\
90 CORIN'NE OU L'iTALfE.
fête, retentissantes comme les instru-
rtiens de victoire que l'on a comparés à
i'écarlate parmi les couleurs ; quand ces
paroles, encore tout empreintes des "
joies qu'un beau climat répand dans
tous les cœurs, sont prrnoncées par
une voie ému€, leur éclat adouci, leur
force concentrée, fait éprouver un at*
tendi'issement aussi vif qu'imprévu.
L'intention de la nature semble trom-
pée, ses bienfaits inutiles, ses offres re-
poussées, et l'expression de la peine,
au milieu de tant dej oui ssances, étonne
et touche plus profondément que la
douleur chantée dans les langues du
nord qui semblent inspirées par elle.
CORINNE ÙV t'iTALIE. ^ï
CHAPITRE IV.
Le sénateur prit la couronne de myrte
et de laurier qu'il devait placer sur la
tête de Corinne. Elle détacha le schall
qui entourait son front, et tous ses che-
veux, d'un noir d'ébène, tombèrent
en boucles sur ses épaules. Elle s'a-
vança la tête nue, le regard animé par
un sentiment de plaisir et de reconnais-
sance qu'elle ne cherchait point à dis-
simuler. Elle se remit une seconde fois
à genoux pour recevoir la couronne,
mais elle paraissait moins troublée et
tnoins tremblante que la première fois ;
elle venait de parler, elle venait de
remplir son ame des plus nobles pen-
sées, l'enthousiasme l'emportait sur la
timidité. Ce n'était plus une femme
craintive, mais une prêtresse inspirée
92 CORINNE OU l'iTALIE.
qui se consacrait avec joie au culte du
génie.
(^uand la couronne fut placée sur
la tête de Corinne, tous les instrumens
se firent entendre, et jouèrent ces airs
triomphans qui exaltent l'ame d'une
manière si puissante et si sublime. Le
bruit des timbales et des fanfares émut
de nouveau Corinne ; ses yeux se rem-
plirent de larmes, elle s'assit un mo-
ment, et couvrit son visage de son
mouchoir. Osvvald, vivement touché,
sortit de la foule, et fit quelques pas
pour lui parler, mais un invincible em-
barras le retint. Corinne le regarda
quelque temps, en prenant garde néan-
moins qu'il ne remarquât qu'elle faisait
attention à lui; mais lorsque le prince
Caste] -Forte vint prendre sa main pour
l'accompagner du Capitole à son char,
elle se laissa conduire avec distraction,
et retourna la tête plusieurs fois, sous
divers prétextes, pour revoir Oswald.
Il la suivit ; et, dans le moment où
CORINNE OU L'ITALIE. 93
elle descendait l'escalier, accompagnée
de son cortège, elle fit un mouvement
en arrière pour l'apercevoir encore: ce
mouvement fit tomber sa couronne.
Oswald se hâta de la relever, et lui
dit en la lui rendant quelques mots en
italien, qui signifiaient que les humbles
mortels mettaient aux pieds des dieux
la couronne qu'ils n'osaient placer sur
leurs têtes (4. Corinne remercia lord
Ne! vil, en anglais, avec ce pur accent
national, ce pur accent insulaire qui
presque jamais ne peut être imité sur
le continent. i^vL^l fut l'étonnement
d'Oswald en l'entendant ! Il resta d'a-
bord immobile à sa place, et se sentant
troublé, il s'appuya sur un des lions de
basalte qui sont au pied de l'escalier du
Capitole. Corinne le considéra de nou-
veau, vivement frappée de son émo-
tion; mais on l'entraîna vers son char,
et toute la foule disparut long-temps
avant qu'Osvvald eût retrouvé sa force
et sa présence d'esprit.
94 CORINNE OU l' ITALIE.
Corinne jusqu'alors l'avait enchanté
comme la plus charmante des étran-
gères, comme l'une des merveilles du
pays qu'il voulait parcourir; mais cet
accent anglais lui rappelait tous les
souvenirs de sa patrie, cet accent na-
turalisait pour lui tous les charmes de
Corinne. Etait-elle Anglaise? avait-elle
passé plusieurs années de sa vie en
Angleterre? Il ne pouvait le deviner;
mais il était impossible que l'étude
seule apprît à parler ainsi, il fallait que
Corinne et lord Nelvil eussent vécu
<lans le même pays. Qui sait si leurs
familles n'étaient pas en relation en-
semble? Peut-être même l'avait-il vue
dans son enfance ! On a souvent dans
le cœur je ne sais quelle image innée
de ce qu'on aime, qui pourrait per-
suadei- qu'on reconnaît l'objet que l'on
voit pour la première fois.
Oswald avait beaucoup de préventions
contre les Italiennes; il les croyait pas-
sionnées, mais .mobiles, mais incapa-
CORINNE OU L'ITALIE. 95
bles d'éprouver des affections profondes
et durables. Déjà ce que Corinne avait
dit au Capitole lui avait inspiré toute
une autre idée; que serait-ce donc s'il
pouvait à la fois retrouver les souve-
nirs de sa patrie, et recevoir par l'ima-
gination une vie nouvelle, renaître pour
l'avenir sans rompre avec le passé!
Au milieu de ses rêveries, Oswald
se trouva sur le pont Saint-Ange, qui
conduit au château du même nom, ou
plutôt au tombeau d'Adrien, dont on
a fait une forteresse. Le silence dû
lieu, les pâles ondes du Tibre, les
rayons de la lune qui éclairaient les
statues placées sur le pont, et faisaient
de ces statues comme des ombres blan-
ches regardant fixement couler et les
flots et le temps qui ne les concer-
nent plus ; tous ces objets le rame-
nèrent à ses idées habituelles. Il mit
la main sur sa poitrine, et sentit le
portrait de son père qu'il y portait
toujours, il l'en détacha pour le consi-
96 CORINNE OU l'Italie.
dérer, et le moment de bonheur qu'il
venait d'éprouver, et la cause de ce
bonheur ne lui rappelèrent que trop
le sentiment qui l'avait rendu jadis si
coupable envers son père ; cette ré-
flexion renouvela ses remords.
— Eternel souvenir de ma vie, s'é-
cria-t-il, ami trop offensé et pour-
tant si généreux ! Aurais -je pu croire
que l'émotion du plaisir pût trouver
sitôt accès dans mon ame ? Ce n'est
pas toi, le meilleur et le plus indulgent
des hommes, ce n'est pas toi qui me le
reproches ; tu veux que je sois heu-
reux, tu le veux encore malgré mes
fautes: maispuissé-jedu moins ne pas
méconnaître ta voix si tu me parles du
haut du ciel, comme je l'ai méconnue
sur ia terre !
LIVRE iir.
CORINNE
CHAPITRE PREMIER.
Le comte d'Erfeuil avait assisté à la
fête du Capitole, il vint le lendemain
chez lord Nelvil et lui dit : — Mon cher
Oswald, voulez -vous que je vous
mène ce soir chez Corinne ? Com-
ment, interrompit vivement Oswald,
est-ce que vous la connaissez ? Non,
répondit le comte d'Erfeuil, mais une
personne aussi célèbre est toujours
flattée qu'on désire de la voir, et je
lui ai écrit ce matin pour lui deman-
der la permission d'aller chez elle ce
soir avec vous. J'aurais souhaité,
répondit Oswald en rougissant, que
vous ne m'eussiez pas ainsi nommé
sans mon consentement. Sachez moi
TOME I. E
98 CORINNE OU l'iTALIE.
gré, reprit le comte d'Erfeuil, de vous
avoir épargné quelques formalités en-
nuyeuses : au lieu d'aller chez un am-
bassadeur, qui vous auroit mené chez
un cardinal, qui vous aurait conduit
chez un femme, qui vous aurait in-
troduit chez Corinne, je vous présente,
vous me présentez, et nous serons très-
bien reçus tous les deux.
J'ai moins de confiance que vous,
et sans doute avec raison, reprit lord
Nelvil, je crains que cette demande
précipitée n'ait pu déplaire à Corinne.
Pas du tout, je vous assure, dit le
comte d'Erfeuil, elle a trop d'esprit
pour cela et sa réponse est très-polie.
Comment, elle vous a répondu, re-
prit lord Nelvil, et que vous a-t-elle
donc dit, mon cher comte ? Ah, mon
cher comte, dit en riant M. d'Erfeuil,
vous vous adoucissez donc depuis que
vous savez que Corinne m'a répondu ;
mais enfin je vous aune et tout estpar-
donné. Je vous avouerai donc modeste-
CORINNE OU l' ITALIE. 99
ment que dans mon billet j'avais parlé
de moi plus que de vous, et que dans
sa réponse il me semble qu'elle vous
nomme le premier ; mais je ne suis ja-
mais jaloux de mes amis. Assuré-
ment, répondit lord Nelvil, je ne pense
pas que ni vous ni moi nous puissions
nous flatter de plaire à Corinne, et
quant à moi, tout ce que je désire,
c'est de jouir quelquefois de la société
d'une personne aussi étonnante : à ce
soir donc, puisque vous l'avez arrangé
ainsi. Vous viendrez avec moi, dit
le comte d'Erfeuil. Hé bien oui, ré-
pondit lord Nelvil avec un embarras
très-visible. Pourquoi donc, conti-
nua le comte d'Erfeuil, pourquoi s'être
tant plaint de ce que j'ai fait ? vous
finissez comme j'ai commencé; mais^
fallait bien vous laisser l'honneur d'être
plus réservé que moi, pourvu toute-
fois que vous n'y perdissiez rien. C'est
vraiment une charmante personne que
f -Corinne, elle a de l'esprit et de lagrace ;
E2
100 CORINNE OU l'iTALÎË.
je n'ai pas bien compris ce qu'elle di-
sait, parce qu'elle parlait italien, mais
à la voir je gagerais qu'elle sait très-bien
\e français; nous en jugerons ce soir.
Elle mène une vie singulière, elle est
riche, jeune, libre, sans qu'on puisse
savoir avec certitude si elle a des amans
ou non. Il paraît certain néanmoins
qu'à présent elle ne préfère personne;
au reste, ajouta-t-il, il se peut qu'elle
n'ait pas rencontré dans ce pays un
homme digne d'elle, cela ne m'éton-
nerait pas.
Le comte d'Erfeuil continua quel-
que temps encore à discourir ainsi, sans
que lord Nelvil l'interrompît. Il ne di-
sait tien qui fût précisément inconve-
nable, mais il froissait toujours les sen-
timents délicats d'Oswald en parlant
trop fort ou trop légèrement sur ce qui
l'intéressait. Ilyadesménagemens que
l'esprit même et l'usage du monde n'ap-
prennent pas, et, sans manquer à la
plus parfaite politesse, on blesse sou-
vent le cœur.
CORINNE OU l' ITALIE. 101
LordNelvil futtrès-agité tout le jour
en pensant à la visite du soir ; mais il
écarta, tant qu'il le put, les réflexions
qui le troublaient, et tâcha de se per-
suader qu'il pouvait y avoir du plaisir
dans un sentiment, sans que ce senti-,
ment décidât du sort de la vie. Fausse
sécurité î car l'ame ne reçoit aucun plai-
sir de ce qu'elle reconnaît elle-même
pour passager.
Lord Nelvil et le comte d'Erfèuil
arrivèrent chez Corinne ; sa maison
était placée dans le quartier des Trans-
téverins, un peu au-delà du château
Saint- Ange. La vue du Tibre embel-
lissait cette maison, ornée dans l'inté-
rieur avec l'élégance la plus parfaite. Le
salon était décoré par les copies, en
plâtre, des meilleures statues de l'Ita-
lie, la Niobé; le Laocoon la Vénus de
Médicis; le Gladiateur mourant; et
dans le cabinet où se tenait Corinne,
l'on voyait des instrumens de musique,
des livres; un ameublement simple,
E 3
102 CORINNE OU l'iTALIE.
mais commode, et seulement arrangé
pour rendre la conversation facile et le
cercle resserré. Corinne n'était point
encore dans son cabinet lorsqu'Oswald
arriva ; en l'attendant, il se promenait
avec anxiété dans son appartement ; il
y remarquait dans chaque détail, un
mélange heureux de tout ce qu'il y a
de plus agréable dans les trois nations
française, anglaise et italienne ; le goût
de la société, Tamour des lettres, et le
sentiment des beaux arts.
Corinne enfin parut ; elle était vêtue
sans aucune recherche, mais toujours
pittoresqvrement. Elle avait dans ses
cheveux des camées antiques, et por-
tait à son cou un collier de corail. Sa
politesse était noble et facile; en la
voyant ainsi familièrement au milieu du
cercle de ses amis, on retrouvait en elle
la divinité du Capitole, bien qu'elle fût
parfaitement simple et naturelleen tout.
Elle salua d'abord le comte d'Erfeuil
en regardant Oswald, et puis; comme
CORINNE OU L'ITALIE. 103
si elle se fût repentie de cette espèce
de fausseté, elle s'avança vers Osvvald ;
et Ton put remarquer qu'en l'appelant
lord Nelvil, ce nom semblait produire
. un effet singulier sur elle, et deux
fois elle 1« répéta d'une vôix émue,
comme s'il lui retraçait de touchans
souvenirs.
Enfin, elle dit en italien à lord Nel-
vil quelques mots pleins de grâce sur
l'obligeance qu'il lui avait témoignée la
veille en relevant sa couronne. Oswald
lui répondit en cherchant à lui expri-
mer l'admiration qu'elle lui avait inspi-
rée, et se plaignit avec douceur de ce
qu'elle ne lui parlait pas en anglais.
Vous suis-je, ajouta-t-il, plus étranger
qu'hier? Non, assurément, lui ré-
pondit Corinne; mais, quand on a
comme moi parlé plusieurs années de
sa vie deux ou trois langues différentes,
l'une ou l'autre est inspirée par les sen-
timens que l'on doit exprimer. Sû-
rement, dit Oswald, l'anglais est votre
E 4
104 CORINNE OU L ITALIE.
langue naturelle, celle que vous parlez
à vos amis, celle... Je suis Italienne,
interrompit Corinne, pardonnez-moi,
milord, mais il me semble que je re-
trouve en vous cet orgueil national qui
caractérise souvent vos compatriotes.
Dans ce pays, nous sommes plus mo-
destes, nous ne sommes ni contens
de nous comme des Français, ni fiers
de nous comme des Anglais. Un peu
d'indulgence nous suffit de la part des
étrano;ers ; et comme il nous est refusé
depuis long-temps d'être une nation,
nous avons le grand tort de manquer
souvent, comme individus, de la di-
gnité qui ne nous est pas permise
comme peuple; mais quand vous con-
naîtrez lesItaliens,vous verrez qu'ils ont
dans leur caractère quelques traces de
la grandeur antique, quelques traces
rares, effacées, mais qui pourraient re-
paraître dans des temps plus heureux.
Je vous parlerai anglais quelquefois,
Bias pas toujours; l'italien m'est cher:
CORINNE OU l' ITALIE. 105r
jfai beaucoup soufFert, dit-elle en sou*^
pirant, pour vivre en Italie.
Le comte d'Erfeuil fit des reproches
aimables à Corinne de ce qu'elle l'ou-
bliait tout à fait en s'exprimant dans
des langues qu'il n'entendait pas.
Belle Corinne, lui dit-il, de grâce, par-
lez français,vous en êtes vraiment digne*;
Corinne sourit à ce compliment, et
se mit à parler français très-purement,
très-facilement, mais avec l'accent an-,
glais. Lord Nelvil et le comte d'Erfeuit
s'en étonnèrent également; mais le.
comte d'Erfeuil, qui croyait qu'on-
pouvoit tout dire, pourvu que ce fût
avec grâce, et qui s'imaginait que l'im-
politesse consistait dans laforme, et non
dans le fond, demanda, directement à.
Corinne raison de cette singularité. ,
Elle fut d'abord un peu troublée de«
cette interrogation subite, puis, repre- ,
nantses esprits, elle dit au comted'Er-.
leuil.: Apparemment, monsieur, que,
j'ai appris le français d'un Anglais. II.
e5
106 CORINNE OU l' ITALIE.
renouvela ses questions en riant, mais
avec instance. Corinne s'embarrassa
toujours plus, et lui dit enfin: Depuis
quatre ans, monsieur, que je suis fixée
à Rome, aucun de mes amis, aucun de
ceux qui, j'en suis sûre, s'intéressent
beaucoup à moi, ne m'ont interrogée
sur ma destinée; ils ont compris d'a-
bord qu'il m'était pénible d'en parler.
Ces paroles mirent un terme aux ques-
tions ducomted'Erfeuil; mais Corinne
eut peur de l'avoir blessé, et comme il
avait l'air d'être très-lié avec lord Nel-
vil, elle craignit encore plus, sans
vouloir s'en rendre raison, qu'il ne
parlât d'elle désavantageusement à son
ami, et elle se remit à prendre assez
de soin pour lui plaire.
Le prince Castel-Forte arriva dans
<*e moment, avec plusieurs Romains
de ses amis et de ceux de Corinne. Cé-
taient des hommes d'un esprit aimable
et gai, très-bienveillans dans leurs
formes, et si facilement animés par la
CORINNE OU L'ITALIE. lOf
conversation des autres, qu'on trou-
vait un vif plaisir à leur parler, tant
ils sentaient vivement ce qui méritait
d'être senti. L'indolence des Italiens
les porte à ne point montrer en société,
ni souvent d'aucune manière, tout l'es-
prit qu'ils ont. La plupart d'entre eux
ne cultivent pas même dans la retraite
les facultés intellectuelles que la nature
leur a données ; mais ils jouissent avec
transport de ce qui leur vient sans
peine.
Corinne avait beaucoup de gaieté
dans l'esprit Elle apercevait le ridicule
avec la sagacité d'une Française, et le
peignait avec l'imagination d'une Ita-
lienne; mais elle mêlait à. tout un sen-
timent débouté: on ne voyait jamais
rien en elle de calculé ni d'iiostile; car
en toute chose c'est la froideur qui
offense, et l'imagination, au contraire,
a presque toujours de la bonhomie.
Oswald trouvait Corinne pleine de
grâce, et d'une grâce qui lui était toute
E 6
108 CORINNE OU L ITALIE.
nouvelle. Une grande et terrible cir-
constance de sa vie était attachée au
souvenir d'une femme française très-
aimable et très-spirituelle; mais Co-
rinne ne lui ressemblait en rien: sa
conversation était un mélange de tous
les genres d'esprit, l'enthousiasme des
beaux arts et la connaissance du monde,
la finesse desidées et la profondeur des
sentimens; enfin, tous les charmes de la
vivacité et de la rapidité s'y faisaient
remarquer, sans que pour cela ses pen-
sées fussent jamais incomplètes, ni ses
réflexions légères. Oswald était tout à
la fois surpris et charmé, inquiet et
entraîné l il ne comprenait pas com-
ment une seule personne pouvait réu-
nir tout ce que possédait Corinne ; il
se demandait si le lien de tant de qua-
lités presque opposées était l'inconsé-
quence ou la supériorité ; si c'était à
force de tout sentir, ou parce qu'elle
oubliait tout successivement, qu'elle
passait aixisi,presque dans un même ins-
CORINNE OU l' ITALIE 109
tant, de la mélancolie à la gaieté, de la
profondeur à la grâce, de la conversa-
tion la plus étonnante, et par les con-
naissances et par les idées, à la coquet-
terie d'une femme qui cherche à plaire
et veut captiver ; mais il y avait dans
cette coquetterie une noblesse si par-
faite, qu'elle imposait autant de res-
pect que la réserve la plus sévère.
Le prince Castel-Forte était très-
occupé de Corinne, et tous les Italiens
qui composaient sa société lui mon-
traient un sentiment qui s'exprimait par
les soins et les hommages les plus déli-
cats et les plus assidus: le culte habituel
dont ils l'entouraient répandait comme
un air de fête sur tous les jours de sa
vie. Corinne était heureuse dêtre ai-
mée ; mais heureuse comme on l'est de
vivre dans un climat doux, d'entendre
des sons harmonieux, de ne recevoir
enfin que des impressions agréables. Le
sentiment profond et sérieux deTamour
ne se peignait point sur son visage, où
110 CORINNE OU L'IïALIE.
tout était exprimé par la physionomie
la plus vive et la plus mobile. Osvvald
la regardait en silence; sa présence
animait Corinne et lui inspirait le désir
d'être aimable. Cependant elle s'arrê-
tait quelquefois dans les momens où sa
conversation était la plus brillante,éton-
née du calme extérieur d'Osvvald, ne
sachant pas si elle avait réussi auprès de
lui, ous'illa blâmait secrètement, et si
ses idées anglaises lui permettaient
d'applaudir à de tels succès dans une
femme.
Osvvald était trop captivé par lés
charmes de Corinne pour se rappeler
alors ses anciennes opinions sur l'obs-
curité qui convenait aux femmes ; mais
il se demandait si l'on pouvait être aimé
d'elle ; s'il était possible de concentrer
en soi seul tant de myons ; enfin, il
était à la fois ébloui et troublé : et bien
qu'à son départ elle l'eût invité très-
poliment à revenir la voir, il laissa
passer tout un jour sans aller chez elle^
CORINNE OU L* ITALIE. 111
éprouvant une sorte de terreur du sen-
timent qui l'entraînait.
Quelquefois il comparait ce senti-
ment nouveau avec l'erreur fatale des
premiers momens de sa jeunesse, et re-
poussait vivement ensuite cette compa-r
raison ; car c'était l'art, et un art per-
fide, qui l'avait subjugué, tandis qu'on
ne pouvait douter de la vérité de Co-
rinne. Son charme tenait-il de la magie
ou de. l'inspiration poétique? était-
ce Armide ou Sapho ? pouvait-on es-
pérer de captiver jamais un génie doué\
de si brillantes ailes ? Il était impossi- 1
ble de le décider; mais au moins on
sentait que ce n'était pas la société,
que c'était plutôt le ciel même qui
avait formé cet être extraordinaire, et
que son esprit était aussi incapable
d'imiter, que son caractère de feindre.
Oh ! mon père, disait Oswald, si vous
aviez connu Corinne, qii'auriez-vou»
pensé d'elle ?
112 CORINNE OU L'ITALIE.
CHAPITRE II.
JLe comte d'Erfeuil vint, selon sa cou-
tume, le matin chez lord Nelvil ; et en
lui reprochant de n'avoir pas été la
veille chez Corinne, il lui dit -.— Vous
auriez été bien heureux si vous y étiez
venu. Hé pourquoi, reprit Oswald ?
Parce que j'ai acquis hier la certi-
tude que vous l'intéressez vivement.
Kncore de la légèreté, interrompit
lord Nelvil ! ne savez-vous donc pa»
que je ne puis ni ne veux en avoir ?
Vous appelez légèreté, dit le comte
d'Erfeuil, la promptitude de mes ob-
servations? Ai-je moins de raison,
parce que j'ai raison plus vite ? Vous
étiez tous faits ])our vivre dans cet,
heureux temps des patriarches, oà
l'homme avait cinq siècles de vie; on.
CORINKE OU L'ITALIE. 113
nous en a retranché au moins quatre,
je vous en avertis. Soit, répondit
Oswald; et ces observations si ra-
pides que vous ont-elles fait découvrir?
^ue Corinne vous aime. Hier je suis
arrivé chez elle : sans doute elle m'a
très-bien reçu ; mais ses yeux étaient
attachés sur la porte pour regarder si
vous me suiviez. Elle a essayé un
moment de parler d'autre chose ; mais
comme c'est une personne très-vive et
très-naturelle, elle m'a enfin demandé
tout simplement pourquoi vous n'étiez
pas venu avec moi. Je vous ai blâmé ;
vous ne m'en voudrez pas : j'ai dit que
vous étiez une créature sombre et bi-
zarre : mais je vous épargne d'ailleurs
tous les éloges que j'ai faits de vous.
Il est triste, m'a dit Corinne ; il a
perdu sans doute une personne qui
lui était chère. De qui porte-t-il le
deuil? De son père, madame, lui
ai-je dit, quoiqu'il y ait plus d'un an
qu'il l'a perdu ; et comme la loi de la
114 CORINNE 017 L'iTALlï.
nature nous oblige tous à survivre à
nos parens, j'imagine que quelqu autre
motif secret est la cause de sa lone^ue
et profonde mélancolie. Oh ! reprit
Corinne, je suis bien loin de penser
que des douleurs, en apparence sem-
blables soient les même pour tous les
hommes. Le père de votre ami et votre
ami lui-même ne sont peut être pas
dans la règle commune, et je suis bien
tentée de le croire. Sa voix était
très-douce, mon cher Oswald, en pro-
nonçant ces derniers mots. Est-ce là,
reprit Oswald, toutes les preuves d'in-
térêt que vous m'annoncez ? En vé-
rité, reprit le corne d'Erfeuil, c'est bien
assez, selon moi, pour être sûr d'être
aimé; mais puisque vous voulez mieux,
vous aurez mieux : j'ai réservé le plus
fort pour la fin. Le princeCastel-Forte
est arrivé, et il a raconté toute votre
histoire d'Ancone, sans savoir que c'é-
tait de vous dont il parlait: il Ta racon-
tée avec beaucoup de feu et d' imagina-
CORINNE OU* L'ITALIE. 115
tion, autant que j'en puis juger, grâce
aux deux leçonsd'italien quej'ai prises ;
mais il y a tant de mots français dans
les langues étrangères, que nous les
comprenons presque toutes, même
sans les savoir. D'ailleurs la physio-
nomie de Corinne m'aurait expliqué ce
que je n'en tendais pas. On y lisait si vi-
siblement l'agitation de son cœur! elle
ne respirait pas, de peur de perdre un
seul mot; et quand elle demanda si Ton
savait le nom de cet Anglais, son anxié-
té était telle, qu'il était bien facile de
juger combien elle craignait qu'un
autre nom que le vôtre ne fût prononcé.
Le prince Castel-Forte dit qu'il ig-
norait quel était cet Anglais; et Corin-
ne, se retournant avec vivacité vers
moi, s'écria: N'est-il pas vrai mon-
sieur, que c'est lord Nelvil ? Oui, ma-
dame, lui répondis-je, c'est lui; et Co-
rinne alors fondit en larmes . Elle n'avait
paspleurépendantl'histoire; qu'y avait-
il donc dans le nom du héros de plus
Il6 CORINNE OU l' ITALIE.
attendrissant que le récit même?
Elle a pleuré! s'écria lord Nelvil ; ah!
que n'étais-je là ? Puis s' arrêtant tout
à coup, il baissa les yeux, et son
visage mâle exprima la' timidité la
plus délicate ; il se hâta de reprendre
la parole, de peur que le comte d'Er-
feuil ne troublât sa joie secrète en la
remarquant. Si l'aventure d'Ancone
mérite d'être racontée, dit Oswald,
c'est à vous aussi, mon cher comte, que
l'honneur en appartient. On a bien
parlé, répondit le comte d'Erfeuil en
riant, d'un Français très-aimable qui
était là, mi lord, avec vous ; mais per-
sonne que moi n'a fait attention à
cette j)arenthèse du récit. La belle
Corinne vous préfère, elle vous croit
sans doute le plus fidèle de nous
deux ; vous ne le serez peut-être pas
davantage, peut-être même lui ferez-
vous plus de chagrin que je ne lui en
aurais fait ; mais les femmes aiment
la peine, pourvu qu'elle soit bien ro-
CORINNE OU L*ITALIE. lljr
manesque ; ainsi vous lui convenez.
Lord Nelvil souffrait à chaque mot
du comte d'Erfeuil ; mais que lui dire ?
11 ne disputait jamais ; il n'écoutait ja-
mais assez attentivement pour changer
d'avis : ses paroles une fois lancées, il
ne s'y intéressait plus ; et le mieux
était encore de les oublier, si on le
pouvait, aussi vite que lui-même.
il 8 CORINNE OU L'ITALIE.
CHAPITRE III.
OswALD arriva le soir chez Corinne
avec un sentiment tout nouveau ; il
pensa qu'il était peut-être attendu. Quel
enchantement que cette première lueur
d'intelligence avec ce qu'on aime ! Avant
que le souvenir entre en partage avec
respérance,avant que les paroles aient
exprimé les senti mens, avant que l'élo-
quence ait su peindre ce que l'on
éprouve, il y a dans ces premiers ins-
tans je ne sais quel vague, je ne sais
quel mystèred'imagination, plus pas-
sager que le bonheur même, mais plus
céleste encore que lui.
Oswald, en entrant dans la chambre
de Corinne, se sentit plus timide que
jamais. Il vit qu'elle était seule, et il
en éprouva presque de la peine ; il au-
CORINNE OU L'iTAtTE. II9
rait voulu l'observer long-temps au
milieu du monde; il aurait souhaité
d'être assuré, de quelque manière, de
sa préférence, au lieu de se trouver
tout à coup engagé dans un entretien
qui pouvait refroidir Corinne à son
égard, si, comme il en était certain, il
se montrait embarrassé et froid par
embarras.
Soit que Corinne s'aperçût de cette
disposition d'Oswald, ou qu'une dispo-
sition semblable produisît en elle le
désir d'animer la conversation pour
faire cesser la gêne, elle se hâta de de-
mander à lord Nelvil s'il avait vu quel-
ques-uns des monumens de Rome.
Non, répondit Oswald. Qu'avez-
vous donc fait hier? reprit Corinne en
souriant. J'ai passé la journée chez
moi, dit Oswald : depuis que je suis
à Rome, je n'ai vu que vous, madame,
ou je suis resté seul. Corinne voulut
lui parler de sa conduite à Ancone;
éï\Q commença par ces mots : Hier
120 CORINNE OU L ITALIE.
j'ai appris. ...puis elle s'arrêta, et dit:
Je vois parlerai de cela quand il vien-
dra du monde. Lord Nelvil avait
une dignité dans les manières qui
intimidait Corinne ; et d'ailleurs elle
craignait, en lui rappelant sa noble
conduite, de montrer trop d'émotion ;
il lui semblait qu'elle en aurait moins
quand ils ne seraient plus seuls. Os-
wald fut profondément touché de la
réserve de Corinne, et de la franchise
avec laquelle elle trahissait sans y
penser, les motifs de cette réserve ;
mais plus il était troublé, moins il pou-
vait exprimer ce qu'il éprouvait.
Il se leva donc tout à coup, et
s'avança vers la fenêtre puis il sentit
que Corinne ne pourrait expliquer ce
mouvement ; et, plus déconcerté que
jamais, il revint vi sa place sans rien
dire, Corinne avait en conversation
plus d'assurance qu'Oswald; néan-
moins l'embarras qu'il témoignait était
partagé par elle; et dans sa disti-action.
CORINNE OU L'ITALIE. 121
cherchant une contenance, elle posa ses
doigts sur la harpe qui était placée à
côté d'elle, et fit quelques accords sans
suite et sans dessein. Ces sons harmo-
nieux, en accroissant l'émotion d'Os-
wald, semblaient lui inspirer un peu
plus de hardiesse. Déjà il avait osé re-
garder Corinne : eh! qui pouvait la re-
garder sans être frappé de l'inspiration \X
divine qui se peignait dans ses yeux ?
Et rassuré, au même instant, par l'ex-
pression de bonté qui voilait l'éclat de
ses regards, peut-être Oswald allait-
il parler, lorsque le prince Castel-
Forte entra.
Il ne vit pas sans peine lord Nelvil
tête à tête avec Corinne; mais il avait
l'habitude de dissimuler ses impres-
sions ; cette habitude, qui se trouve
souvent réunie chez les Italiens avec
une grande véhémence de sentimens,
était plutôt en lui le résultat de l'indo-
lence et de la douceur naturelle. Il
était résigné à n'être pas le premier ob-
TOME I. F
122 CORINNE OU l' ITALIE.
jet dess affections de Corinne ; il n'était
plus jeune: il avait beaucoup d'esprit,
un grand goût pour les arts, une imagi-
nation aussi animéequ'il lefallait pour
diversifier la vie sans l'agiter, et un tel
besoin de passer toutes ses soirées avec
Corinne, que, si elle se fût mariée, il
aurait conjuré son époux de le laisser
venir tous les jours chez elle, comme
de coutume ; et à cette condition il n'eût
pasété très-malheureux de lavoir liée à
un autre. Les chagrins du cœur en
Italie ne sont point compliqués par les
peines de la vanité, de manière que
l'on y rencontre, ou des hommes assez
passionnés pour poignarder leur rival
par jalousie, ou des hommes assez mo-
destes pour prendre volontiers le se-
cond rang auprès, d'une femme dont
l'entretien leur est agréable; mais Ton
n'en trouverait guère qui, par la crainte
de passer pour dtdaignés, se refusas-
sent il conserver une relation quelcon-
que qui leur plairait : l'empire de la
CORINNE OU L'ITALIE. 123
société sur l'amour-propre est presque
nul dans ce pyss.
Le comte d'Erfeuilet la société qui se
rassemblait tous les soirs chez Corinne
étant réunis, la conversation se dirigea
sur le talent d'improviser que Corinne
avait si glorieusement montré auCapi-
tole, et l'on en vint à lui demander à
elle-même ce qu'elle en pensait. C'est
une chose si rare, dit le prince Castel-
Forte, que de trouver une personne à
la fois susceptible d'enthousiasme et
d'analise, douée comme un artiste
et capable de s'observer elle-même,
qu'il faut la conjurer de nous révéler,
autant qu'elle le pourra, les secrets de
son génie. Ce talent d'improviser,
reprit Corinne, n'est pas plus extra-
ordinaire dans les langues • du midi,
que l'éloquence de la tribune, ou la
vivacité brillante de la conversation
dans les autres langues. Je dirai même
que malheureusement il est chez nous
plus facile de faire des vers à l'im-
F 2
124 CORINNE OU L*ITALIE.
proviste que de bien parler en prose.
Le langage de la poésie difî^re telle-
ment de celui de la prose, que, dès les
premiers vers, l'attention est comman-
dée par les expressions mêmes qui
placent pour ainsi dire le poète à dis-
tance des auditeurs. Ce n'est pas uni-
quement à la douceur de l'italien, mais
bien plutôt à la vibration forte et pro-
noncée de ses syllabes sonofes, qu'il
faut attribuer l'empire de la poésie par-
mi nous. L'italien a un charme musical
qui fait trouver du plaisir dans le son
des mots presque indépendamment
des idées ; ces mots d'ailleurs ont pres-
que tous quelque chose de pittoresque,
ils peignent ce qu'ils expriment. Vous
sentez que c'est au milieu des arts et
sous un beau ciel que ce langage mélo-
dieux et coloré s'est formé. Il est donc
plus aisé en Italie que partout ailleurs
de séduire avec des paroles sans pro-
fondeur dans les pensées, et sans nou-
veauté dans les images. La poésie.
CORINNE OU l' ITALIE. 125
comme tous les beaux arts, captive au-
tant les sensations qne l'intelligence.
J'ose dire cependant que je n'ai jamais
improvisé sans qu'une émotion vraie
ou une idée que je croyais nouvelle ne
m'ait animée, j'espère donc que je me
suis un peu moins fiée que les autres
à notre langue enchanteresse. Elle peut
pour ainsi dire préluder au hasard, et
donner encore un vif plaisir seulement
par le charme dn rhythme et de l'har-
monie.
Vous croyez donc, interrompit un
des amis de Corinne, que le talent
d'improviser fait du tort à notre litté-
rature ; je le croyais aussi avant de
vous avoir entendue, mais vous m'a-
vez fait entièrement revenir de cette
opinion. J'ai dit, reprit Corinne,
qu'il résultait de cette facilité, de cette
abondance littéraire, une très-grande
quantité de poésies communes ; mais je
suis bien aise que cette fécondité existe
en Italie, comme il me plaît de voir nos;
F 3
126 CORINNE OU l' ITALIE.
campagnes couvertes de mille produc-
tions superflues. Cette libéralité delà
nature m'enorgueillit. J'aime surtout
l'improvisation dans les gens du peuple,
elle nous fait voir leur imagination,
qui est cachée partout ailleurs et ne
se développe que parmi nous. Elle
donne quelque chose de poétique aux
derniers rangs de la société et nous
épargne le mépris qu'on ne peut s'em-
pêcher de sentir pour ce qui est vul-
gaire en tout genre. Quand nos Sici-
liens, en conduisant les voyageurs dans
leurs barques, leur adressent dans leur
oracieux dialecte d'aimables félicita-
o
lions, et leur disent en vers un doux et
long adieu, on dirait que le souffle
pur du ciel et de la mer agit sur l'imagi-
nation des hommes comme le vent sur
l€|S harpes éoliennes, et que la poésie
comme les accords est l'écho de la na-
ture. Une chose me fait encore atta-
cher du prix à notre talent d'improvi-
ser, c'est que ce talent serait presque
CORINNE OU L'ITALIE. 12/
impossible dans une société disposée à
la moquerie ; il faut, passez-moi cette
expression, il faut la bonhomie du
midi, ou plutôt des pays où Ton aime
à s*amuser sans trouver du plaisir à
critiquer ce qui amuse, pour que les
poètes se risquent à cette périlleuse
entreprise. Un sourire railleur suffirait
pourôter la présence d'esprit nécessaire
à une composition subite et non inter-
rompue, il faut que les auditeurs s'ani-
ment avec vous, et que leurs applau-
dissemens vous inspirent.
Mais vous, m.adame, mais vous^ dit
enfin Oswald, qui jusqu'alors avilit
gardé le silence sans avoir un moment
cessé de regarder Corinne, à laquelle
de vos poésies donnez-vous la pré-
férence ? Est-ce à celles qui sont
l'ouvrage de la l'éflexion ou de l'ins-
piration instantanée ? Mylord, répon-
dit Corinne, avec un regard qui ex-
primait et beaucoup d'intérêt et le
sentiment plus délicat encore d'une
F 4
128 CORINNE OU l' ITALIE.
considération respectueuse, ce serait
vous que j'en ferais juge; mais si vous
me demandez d'examiner moi-même
ce que je pense à cet égard, je dirai que
i* improvisation est pour moi comme
une conversation animée. Je iie me
laisse point astreindre à tel ou tel sujet,
je m'abandonne à l'impression que
produit sur moi l'intérêt de ceux qui
m'écoutent, et c'est à mes amis que je
dois surtout en ce genre la plus grande
jjartie de mon talent. Quelquefois l'in-
térêt passionné que m'inspire un en-
tretien où l'on a parlé des grandes et
nobles questions qui concernent l'exis-
tence morale de l'homme, sa destinée,
son but, ses devoirs, ses affections;
quelquefois cet intérêt m'élève au-
dessus de mes forces, me fait décou-
vrir dans la nature^ dans mon propre
cœur, des vérités audacieuses, des ex-
pressions pleines de vie que la réflexion
solitaire n'aurait pas fait naître. Je
crois éprouver alors un enthousiasme
CORINNE OU l' ITALIE. 129
stirnaturel, et je sens bien que ce qui
parle en moi vaut mieux que moi-
même ; souvent il m' arrive de quitter
le rhythme de la poésie et d'exprimer
ma pensée en prose, quelquefois je cite
lés plus beaux vers des diverses langues
qui me sont connues. Ils sont à moi,
ces vers divins, dont mon ame s'est pé-
nétrée. Quelquefois aussi j'achève sur
ma lyre, par des accords, par des airs
simples et nationaux, les sentimens et
lespensées qui échappent à mes paroles.
Enfin je me sens poète, non pas seule-
ment quand un heureux choix de rimes
ou de syllabes harmonieuses, quand
une heureuse réunion d'images éblouit
les auditeurs, mais quand mon ame-
s'élève, quand elle dédaigne de plus
haut l'égoisme et la bassesse, enfin
quand une belle action me serait plus
facile: c'est alors que mes vers sont
meilleurs. Je suis poète lorsque j'ad-
mire, lorsque je méprise, lorsque je
hais, non par des sentimens person-
F 5
130 CORINNi. OU L*ITALIE.
neh, non pour ma propre cause, mais
pour la dignité de Tespèce humaine et
la gloire du monde.
Corinne s'aperçut alors que la con-
versation l'avait entraînée, elle en rou-
git un peu ; et se tournant vers lord
Nelvil, elle lui dit : Vous le voyez,
je ne puis approcher d'aucun des su-
jets qui me touchent sans éprouver
cette sorte d'ébranlement qui est la
source de la beauté idéale dans les arts,
de la religion dans les âmes solitaires,
de la générosité dans les héros, du
désintéressement parmi les hommes ;
pardonnez-le-moi,mylord,bien qu'une
telle femme ne ressemble guères à cel-
les que l'on approuve dans votre pays.
Qui pourrait vous ressembler, reprit
lord Nelvil ? et peut-on faire des lois
pour une personne unique ?
Le comte d'Erfeuil était dans un
véritable enchantement, bien qu'il
n*eût pas entendu tout ce que disait
Corinne ; mais ses gestes, le son de sa
CORINNE OU L'ITALIE. 131
voix, sa manière de prononcer le char-
mait, et c'était la première fois qu^unô
grâce, qui n'était pas française, avait
agi sur lui. Mais, à la vérité, le grand
succès deCorinne à Rome le mettait un
peu sur la voie de ce qu'il devait pen-
ser d'elle, et il ne perdait pas en l'ad-
mirant la bonne habitude de se laisser
guider par l'opinion des autres.
Il sortit avec lord Nelvil, et lui dit
en s'en allant : Convenez, mon cher
Oswald, que j'ai pourtant quelque mé-
rite en ne faisant pas ma cour à une
aussi charmante personne. Mais, ré-
pondit lofd Nelvil, il me semble qu'on
dit généralement qu'il n'est pas facile
de lui plaire. On le dit, reprit le
comte d'Erfeuil, mais j'ai de la peine
à le croire. Une femme seule, indé-
jDendante, et qui mène à peu près la
vie d'un artiste, ne doit pas être dif-
ficile à captiver. Lord Nelvil fut
blessé de cette réflexion. Le comte
d'Erfeuil, soit qu'il ne s'en aperçût
F 6
132 CORINNE OU l' ITALIE.
pas, soit qu'il vonlût suivre le cours
de ses propres idées, continua ainsi.
Ce n'est pas cependant, dit-il, que,
si je voulais croire à la vertu d'une
femme, je ne crusse aussi volontiers
à celle de Corinne qu'à toute autre.
Elle a certainement mille fois plus
d'expression dans le regard, de viva-
cité dans les démonstrations, qu'il n'en
faudrait chez vous et même chez nous
pour faire douter de la sévérité d'une
femme; mais c'est une personne d'un
esprit si supérieur, d'une instruction
si profonde, d'un tact si fin, que les
règles ordinaires pour juger les femmes
ne peuvent s'appliquer à elle. Enfin,
croiriez-vous que je la trouve impo-
sante, malgré son naturel et le laisser-
aller de sa conversation. J'ai voulu hier,
tout en respectant son intérêt pour
vous, dire quelques mots au hasard
pour mon compte ; c'était de ces mots
qui deviennent ce qu'ils peuvent ; si on
les écoutC; a la bonne heure j si on ne
CORINNE OU L'ITALIE. 133
les écoute pas. à la bonne heure en-
core ; et Corinne m'a regardé froide-
ment d'une manière qui m'a tout à fait
troublé. C'est pourtant singulier d'être
timide avec une Italienne, un artiste,
un poète, enfin tout ce qui doit mettre
à l'aise. Son nom est inconnu, reprit
lord Nelvil ; mais ses manières doivent
le faire croire illustre. Ah! c'est <kns
les romans, dit le comte d'Erfc.il,
qu'il est d'usage de cacher le plus beau ;
mais dans le monde réel on dit tout ce
qui nous fait honneur, et même un peu
plus que tout. — Oui;, interrompit
Oswald, dans quelques sociétés où 1 on
ne songe qu'à l'effet que l'on produit
les uns sur les autres ; mais là où
l'existence est intérieure il peut y avoir
des mystères dans les circonstances,
comme il y a de^ secrets dans les senti-
mens; et celui-là seulement qui vou-
drait épouser Corinne pourrait savoir.
Epouser Corinne, interrompit le
comte d'Erfeuil, en riant aux éclats.
134 CORINNE OU l' ITALIE.
ob, cette idée-là ne me serait jamais
venue! Croyez-moi, mon cherNelvit,
si vous voulez faire des sottises, faites-en
qui soient réparables ; mais pour le ma-
riage il ne faut jamais consulter que
les convenances. Je vous parais frivole;
hé bien, néanmoins je parie que dans
la conduite de la vie je serai plus rai-
sonnable que vous. Je le crois aussi^
répondit lord Nelvil; et il n'ajouta pas
un mot de plus.
En effet, pouvait-il dire au comte
d'Erfeuil qu'il y a souvent beaucoup
d'égoisme dans la frivolité, et que cet
égoisme ne peut jamais conduire aux
fautes de sentiment, à ces fautes dans
lesquelles on se sacrifie presque tou-
jours aux autres? Les hommes fri-
voles sont très-capables de devenir ha-
biles dans la direction de leurs propres
intérêts, car, dans tout ce qui s'appelle
la science diplomatique de la vie pri-
vée comme de la vie publique, l'on
réussit encore plus souvent par les qua-
CORINNE OU L'ITALIE. 135
lités qu'on n'a pas, que par celles qu'on
possède. Absence d'enthousiasme, ab-
sence d'opinion, absence de sensibi-
lité, un peu d'esprit combiné avec ce
trésor négatif, et la vie sociale pro-
prement dite, c'est-à-dire la fortune
et le rang, s'acquièrent ou se maintien-
nent assez bien. Les plaisanteries du
comte d'Erfeuil cependant avaient
fhit de la peine à lord Nelvil. Il les
blâmait, mais il se les rappelait d'une
manière importune.
LIVRE IV
ROME.
CHAPITRE PREMIER.
Ç)iJTNZE jours se passèrent pendant
lesquels lord Nelvil se consacra tout
entier à la société de Corinne. Il ne
sortait de chez lui que pour se rendre
chez ellC;, il ne voyait rien, il ne cher-
chait rien qu'elle, et sans lui parler ja-
mais de son sentiment, il l'en faisait
jouir à tous les momens du jour. Elle
était accoutumée aux hommages vifs et
flatteurs des Italiens, mais la dignité
des manières d'Oswald, son apparente
froideur, et sa sensibilité qui se trahis-
sait malgré lui, exerçaient sur l'imagi-
nation une bien plus grande puissance.
Jamais il ne racontait une action ç^éné-
CORINNE OU L ITALIE. 137
reusCj jamais il ne parlait d'un mal-! ; "U
heur sans que ses yeux se remplissent ! ^
de larmes, et toujours il cherchait à \
cacher son émotion. Il inspirait à Co-
rinne un sentiment de respect qu'elle
n'avait pas éprouvé depuis long-temps.
Aucun esprit, quelque distingué qu'il
fût, ne pouvait l'étonner ; mais l'élé-
vation et la dignité du caractère agis-
saient profondément sur elle. Lord
Nelvil joignait à ces qualités une no-
blesse dans les expressions, une élé-
gance dans les moindres actions de la
^e, qui faisaient contraste avec la né-
gligence et la familiarité de la plupart
des grands seigneurs romains.
Bien que les goûts d'Os wald fussent
à quelques égards difFérens de ceux
de Corinne, ils se comprenaient mu-
tuellement d'une façon merveilleuse.
Lord Nelvil devinait les impressions
de Corinne avec une sagacité parfaite,
et Corinne découvrait, à la plus légère
altération du visage de lord Nelvil, ce
138 CORINNE OU L'ITALIE.
qui se passait en lui. Habituée, aux
démonstrations orageuses de la passion
des Italiens, cet attachement timide et
fier, ce sentiment prouvé sans cesse
et jamais avoué, répandait sur sa vie un
intérêt tout à fait nouveau. Elle se sen-
tait comme environnée d'une atmos-
phère plus douce et pl'is pure, et cha-
que instant de la jouriice lui causait un
sentiment de bonheur quelle aimait à
goûter, sans vouloir s'en reuare compte.
Un matin, le prince Castel-t'orte
vint chez elle ; il était iriste, elle lui en
demanda la cause. Cet Kcossais, loi
dit-il, va nous enlever votre afi'ection,
et qui sait même s'il ne vous emmè-
nera pa s loin de nous ! Corinne gar-
da quelques instans le silence, puis
répondit: je vous atteste qu'il ne m'a
point dit qu'il m'aimait. Vous le
croyez, néanmoins, répondit le prince
Castel-Forte ; il vous parle par sa vie,
et son silence même est un habile
moyen de vous intéresser. Que peut-on
CORINNE OU l' ITALIE. 139
VOUS dire en eiFet que vous n'ayez pas
entendu ! quelle est la louange qu'on
ne vous ait pas offerte! quel est l'hom-
mage auquel vous ne soyez pas accou-
tumée î Mais il y a quelque chose de
contenu, de voilé dans le caractère de
lord Nelvil, qui ne vous permettra
jamais de le juger entièrement comme
vous nous jugez. Vous êtes la personne
du monde la plus facile à connaître j
mais c'est précisément parce que vous
vous montrez volontiers telle que vous
êtes, que la réserve et le mystère vous
plaisent et vous dominent. L'inconnu,
quel qu'il soit, a plus d'ascendant sut
vous que tous les sentimens qu'on vous
témoigne. Corinne sourit. Vous
croyez donc, cher prince, lui dit-elle,
que rnon cœur est ingrat et mon ima-
gination capricieuse. Il me semble ce-
pendant que lord Nelvil possède et
laisse voir des qualités assez remarqua-
bles pour que je ne puisse pas me flatter
de les avoir découvertes- C'est, j'en
140 CORINNE ou L'ITALIE.
conviens, répondit le prince Castel-
Forte, un homme fier, généreux, spi.
rituel, sensible môme, et surtout mé-
lancolique; mais je me trompe fort,
ou ses goûts n'ont pas le moindre rap-
port avec les vôtres. Vous ne vous en
apercevrez pas tant qu'il sera sous le
charme de votre présence, mais votre
empire sur lui ne tiendrait pas, s'il
était loin de voi^s. Les obstacles le fati-
gueraient, son ame a contracté, par les
chagrins qu'il a éprouvés, une sorte
de découragement qui doit nuire à
l'énergie de ses résolutions; et vous sa-
vez d'ailleurs combien les Anglais en
général sont asservis aux mœurs et aux
habitudes de leur pays.
A ces mots, Corinne se tut et soupira.
Desréflexionspénibles sur les premiers
événemens de sa vie se retracèrent à sa
pensée ; mais le soir elle revit Oswald
plus occupé d'elle que jam lis ; et tout
ce qui resta dans son esprit de la con-
versation du prince Castel-Forte, ce
CORINNE OU l' ITALIE. 141
fut le désir de fixer lord Nelvil en Ita-
lie, en lui faisant aimer les beautés de
tout genre dont ce pays est doué. C'est
dans cette intention quelle lui écrivit
la lettre suivante. La liberté du genre
de vie qu'on mène à Rome excusait
cette démarche, et Corinne en parti-
culier, bien qu'on pût lui reprocher
trop de franchise et d'entraînement
dans le caractère, savait conserver
beaucoup de dignité dans l'indépen-
dance et de modestie dans la vivacité.
Corinne à lord Nelvil.
Ce 15 décembre 1794.
" Je ne sais, Mylord, si vous me
** trouverez trop de confiance en moi-
" même, ou si vous rendrez justice
" aux motifs qui peuvent excuser cette
" confiance. Hier je vous ai entendu
" dire que vous n'aviez point encore
142 CORINNE OU l'iTALIE.
'* voyagé dans Rome, que vous ne
'^ connaissiez ni les chefs-d'œuvre de
^^ nos beaux arts, ni les ruines antiques
'' qui nous apprennent T histoire par
*' l'imagination et le sentiment; et j'ai
^' conçu ridée d'oser me proposer pour
'^ guide dans ces courses à travers les
" siècles.
** Sans doute Rome présenterait ai-
*' sèment un grand nombre de savans
*' dont l'érudition profonde pourrait
" vous être bien plus utile ; mais si je
*' puis réussir à vous faire aimer ce
" séjour, vers lequel je me suis tou-
** jours sentie si impérieusement attî-
" rèe, vos propres études achèveront ce
" que mon imparfaite esquisse aura
** commencé.
" Beaucoup d'étrangers viennent à
*' Rome comme ils iraient à Londres,
" comme ils iraient à Paris, pour cher-
" cher les distractions d'une grande
" ville ; et si l'on osait avouer qu'on
*' s'est ennuyé à Rome, je crois que
CORINNE OU l' ITALIE. 143
*^ la plupart l'avoueraient ; mais il est
" également vrai qu'on peut y décou-
" vrir un charme dont on ne se lasse
** jamais. Me pardonnerez-vous, My-
" lord, de souhaiter que ce charme
*< vous eoit connu ?
*' Sans doute il faut oublier ici tous
*' les intérêts politiques du monde ;
« mais lorsque ces intérêts ne sont pas
<< unis à des devoirs ou à des sentimens
" sacrés, ils refroidissent le cœur. Il
" faut aussi renoncer à ce qu'on appel-
<' lerait ailleurs les plaisirs de la so-
" ciété; mais ces plaisirs, presque tou-
" jours, flétrissent l'imagination. L'on
" jouit à Rome d'une existence tout à
** la fois solitaire et animée, qui dé-
" veloppe librement en .nous-mêmes
" tout ce que le ciel y a mis. Je le ré-
" pète, Mylord pardonnez-moi cet
" amour pour ma patrie, qui me fait
'< désirer de la faire aimer d'un homme
"tel que vous ; et ne jugez point avec
" la sévérité anglaise les témoignages
144 CORINNE OU l'itALIE.
*' de bienveillance qu'une Italienne
" croit pouvoir donner, sans rien per-
" dre à ses yeux, ni aux vôtres.
" Corinne."
En vain Oswald aurait voulu se Je
cacher, il fut vivement heureux en re-
cevant cette lettre ; il entrevit un ave-
nir confus de jouissances et de bon-
^ \ heur; l'imagination, l'amour, l'en-
^ \thousiasme, tout ce qu'il y a de divin
dans l'ame de l'homme, lui parut réuni
dans le projet enchanteur de voir Rome
avec Corinne. Cette fois i 1 ne réfléchit
pas, cette fois il sortit à l'instant même
pour aller voir Corinne, et, dans la
route, il regarda le ciel, il sentit le
beau temps, il porta la vie légèrement.
Ses regrets et ses craintes se perdirent
dans les nuages de l'espérance ; son
cœur, depuis long-temps opprimé par
la tristesse, battait et tressaillait de
joie; il craignait bien qu'une si hçu-
CORINEE OU l'iTALIE. 145
reuse disposition ne pût durer ; mais
l'idée même qu'elle était passagère
donnait à cette fièvre de bonheur plus
de force et d'activité.
Vous voilà? dit Corinne envoyant
entrer lord Neivil, ah ! merci. Et
elle lui tendit la main. Oswald la prit,
y imprima ses lèvres avec une vive ten-
dresse, et ne sentit pas dans ce moment
cette timidité souffrante qui se mêlait
souvent à ses impressions les plusagréa-
h\es, et lui donnait quelquefois, avec
les personnes qu'il aimait le mieux, des
sentimens amers et pénibles. L'intimité
avait commencé entre Oswald et Co-
rinne depuis qu'ils s'étaient quittés,
c'était la lettre de Corinne qui l'avait
établie ; ils étaient contens tous les
deux, et ressentaient l'un pour l'autre
une tendre reconnaissance.
C'est donc ce matin, dit Corinne^
que je vous montrerai le Panthéon et
Saint-Pierre: j'avais bien quelque es-
poir, ajouta-t-elle en souriant, que
TOME I. G
146 CORINNE OU L'ITALIE.
VOUS accepteriez le voyage de Rome
avec moi ; aussi mes chevaux sont prêts.
Je vous ai attendu ; vous êtes arrivé ;
tout est bien ; partons. Etonnante
personne, dit Oswald, qui donc êtes-
vous? oïl avez -vous pris tant de
charmes divers qui sembleraient de-
voir s'exclure ; sensibilité, gaieté, pro-
V Ifondeur, grâce, abandon, modestie?
fêtes-vous une illusion? êtes-vous un
bonheur surnaturel pour la vie de ce-
lui qui vous rencontre ? Ah ! si j'ai
le pouvoir de vous faire quelque bien,
reprit Corinne, vous ne devez pas
croire que jamais j'y renonce. Pre-
nez garde, reprit Oswald en saisissant
la main de Corinne avec émotion,
prenez garde à ce bien que vous voulez
me faire. Depuis près de deux ans une
main de fer serre mon cœur ; si votre
douce présence m'a donné quelque re-
lâche, si je respire près de vous, que
deviendrai -je quand il faudra rentrer
-dans mon sort ; que deviendrai-je ? . . . .
CORINNE OU L* ITALIE. 14/
Laissons au temps, laissons au hasard,
interrompit Corinne, à décider si cette
impression d'un jour que j'ai produite
sur vous durera plus qu'un jour. Si nos
âmes s'entendent, notre affection mu-
tuelle ne sera point passagère. Quoi
qu'il en soit, allons admirer ensemble
tout ce qui peut élever notre esprit et
nos sentimens ; n«us goûterons tou-
jours ainsi quelques momens de bon-
heur. En achevant ces mots, Corinne
descendit, et lord Nelvil la suivit,
étonné de sa réponse. Il lui sembla
qu'elle admettait la possibilité d'un
demi-sentiment, d'un attrait momen-
tané. Enfin, il crut entrevoir de la lé-
gèreté dans la manière dont elle s'était
exprimée, et il en fut blessé.
Il se plaça sans rien dire dans la voi-
ture de Corinne, qui, devinant sa
pensée, lui dit : Je né crois pas que
le cœur soit ainsi fait, que l'on éprouve
touiours ou point d'amour, ou la passion
h plus invincible. Il y a des commen-
g2 /
148 CORIKNE OU L'ITALIE.
cemens de sentiment qu'un examen
plus approfondi peut dissiper. On se
flatte, on se détrompe, et l'enthou-
siasme même dont on est susceptible,
s'il rend l'enchantement plus rapide,
peut faire aussi que le refroidissement
soit plus prompt. Vous avez beau-
coup réfléchi sur le sentiment, ma-
dame, dit Oswald avec amertume.
Corinne rougit à ce mot, et se tut
quelques instans ; puis reprenant la
parole avec un mélange assez frappant
de franchise et de dignité : Je ne
crois pas, dit-elle, qu'une femme sen-
sible soit jamais arrivée jusqu'à vingt-
six ans sans avoir connu l'illusion de
Tamour ; mais si n'avoir jamais été
heureuse, si n'avoir jamais rencontré
l'objet qui pouvait mériter toutes U's
affections de son cœur, est un titre à
l'intérêt, j'ai droit au vôtre. Ces pa-
roles, et l'accent avec lequel Corinne
les prononça, dissipèrent un peu le
nuage qui s'était élevé dans l'ame de
CORIKNE OU L* ITALIE. 149
lord Nelvil ; néanmoins il se dit en lui-
même : C'est la plus séduisante des
femmes, mais c'est une Italienne; et
ce n'est pas ce cœur timide, innocent,
à lui-même inconnu, que possède sans
doute la jeune Anglaise à laquelle mon
père me destinait.
Cettejeune Anglaise se nommait Lu-
cile Edgermond, la fille du meilleur
ami du père de lord Nelvil ; mais elle
était trop enfant encore lorsqu'Os-
wald quitta l'Angleterre pour qu'il
pût l'épouser, ni même prévoir avec
certitude ce qu'elle serait un jour.
G 3
150 CORINNE OU L' ITALIE.
CHAPITRE IL
OswALD et Corinne allèrent d'abord
au Panthéon, qu'on appelle aujour-
d'hui Ste.-Marie de la Rotonde. Par-
tout en Italie le catholicisme a hérité
du paganisme ; mais le Panthéon est le
seul temple antique à Rome qui soit
conservé tout entier, le seul où Ton
puisse remarquer dans son ensemble
la beauté de l'architecture des anciens,
et le caractère particulier de leur culte.
Oswald et Corinne s'arrêtèrent sur la
place du Panthéon, pour admirer le
portique de ce temple, et les colonnes
qui le soutiennent.
Corinne fit observer à lord Nelvil
que le Panthéon était construit de ma-
nière qu'il paraissait beaucoup plus
grand qu'il ne l'est. L'église St. Pierre,
CORII^NE OU l'iTALIE. 151
v'tit-elle, produira sur vous un effet tout
diftereut; vous la croirez d'abord moins
-immense quelle ne l'est en réalité. L'il-
lusion si favorable au Panthéon vient,
à ce qu'on assure, de ce qu'il y a plus
d'espace entre les colonnes, et que l'air
joue librement autour ; mais surtout de
ce que l'on n'y aperçoit presque point
d' ornemens de détails, tandis que Saint-
Pierre en est surchargé. C'est ainsi que
la poésie antique ne dessinait que les
grandes masses, et laissait à la pensée
de l'auditeur à remplir les intervalles,
à suppléer les développemens ; en tout
genre, nous autres modernes, nous
disons trop.
Ce temple, continua Corinne, fut
consacré par Agrippa, le favori d'Au-
guste, à son ami, ou plutôt à son maître.
Cependant ce maître eut la modestie
<ie refuser la dédicace du temple, et
Agrippa se vit obligé de le dédier à
tous les Dieux de l'Olympe pour rem-
placer le Dieu de la terre, la puissance.
G 4
152 CORINNE ou l'iTALIE.
Il y avait un char de bronze au sommet
du Panthéon, sur lequel étaient placées
les statues d'Auguste et cf Agrippa. De
chaque côté du' portique ces mêmes
statues se retrouvaient sous une autre
forme; et sur le frontispice du temple
on lit encore: Agrippa Va consacré,
Auguste donna son nom à son siècle,
parce qu'il a fait de ce siècle une épo-
que de l'esprit humain.Les chefs-d'œu-
vre en divers genres de ses contempo-^
rains formèrent, pour ainsi dire, les
rayons de son auréole. Il sut honorer
habilement les hommes de génie qui
cultivaient les lettres, et dans la pos-
térité sa gloire s'en est bien trouvée.
Entrons dans le temple, dit Corinne ;
vous le voyez, il reste découvert pres-
que comme il l'était autrefois. On
dit que cette lumière qui venait d'en
haut était l'emblème de la divinité su-
périeure à toutes les divinités. Les
payens ont toujours aimé les images
symboliques. Il semble en effet que ce
CORINNE OU l'iTALIE. 153
langage convient mieux à la reli gion que
la parole. La pluie tombe souvent sur
ces parvis de marbre ; mais aussi les
rayons du soleil viennent éclairer les
prières. Quelle sérénité ! quel air de
fête on remarque dans cet édifice! Les
payens ont divinisé la vie, et les chré-
tiens ont divinisé la mort ; tel est l'es-
prit des deux cultes : mais notre catho-
licisme romain est moins sombre cepen-
dant que ne l'était celui du nord. Vous
l'observerez quand nous serons à Saint-
Pierre. Dans l'intérieur du sanctuaire
du Panthéon sont les bustes de nos
artistes les plus célèbres. Ils décorent
les niches où Ton avait placé les Dieux
des anciens. Comme depuis la destruc-
tion de l'empire des Césars nous
n'avons presque jamais eu d'indépen-
dance politique en Italie, on ne trouve
point ici des hommes d'état ni de grands
capitaines. C'est le génie de l'imagina-
tion qui fait notre seule gloirèTifTâîs ne^
trouvez-vous pas^mylord, qu'un peuple
G 5
154 CORINNE OU l'ITALIE.
qui honore ainsi les talents qu'il possède
mériterait une plus noble destinée ? Je
suis sévère pour les nations, répondit
Oswald, je crois toujours qu'elles mé-
ritent leur sort, quel qu'il soit. Cela
est dur, reprit Corinne, peut-être en
vivant en Italie éprouverez-vous un
sentiment d'attendrissement sur ce
beau pays, que la nature semble avoir
paré comme une victime ; mais du-
moins souvenez-vous que notre plus
chère espérance, à nous autres artistes,
à vous autres amans de la gloire, c'est
d'obtenir une place ici. J'ai déjà mar-
qué la mienne, dit-elle, en montrant
une niche encore vide. Oswald, qui
sait si vous ne reviendrez pas dans
cette même enceinte quand mon buste
y sera placé ? Alors Oswald
l'intenompit vivement et lui dit: Res-
plendissante de jeunesse et de beau-
té, pouvez-vous parler ainsi à celui que
le malheur et la souffrance font déjà
pencher vei-s la tombe ? Ah ! reprit
CORINNE OU L'ITALIE. 155
Corinne, l'orage peut briser en un
moment les fleurs qui tiennent encore
la tête levée. Oswald, cher Oswald,
ajouta-t-elle, pourquoi ne seriez-vous
pas heureux, pourquoi Ne m'inter-
rogez jamais, reprit lord Nelvil, vous
avez vos secrets, j'ai les miens, respec-
tons mutuellement notre silence. Non»
vous ne savez pas quelle émotion
j'éprouverais s'il fallait raconter mes
malheurs! Corrinne se tut, et ses pas,
en sortant du temple, étaient plus
lents, et ses regards plus rêveurs.
Elle s'arrêta sous le portique. Là,
dit-elle à lord Nelvil, était une urne
de porphyre de la plus grande beauté,
transportée maintenant à Saint-Jean
de Latran; elle contenait les cendres
d' Agrippa, qui furent placées au pied
de la statue qu'il s'était élevée à lui-
même. Les anciens mettaient tant de
soin à adoucir l'idée de la destruction,
qu'ils savaient en écarter ce qu'elle
peut avoir de lugubre et d'effrayant.
g6
156 CORINNE OU L'ITALIE.
Il y avait d'ailleurs tant de magnifi-
cence dans leurs tombeaux, que le
contraste du néant de la mort et des
splendeurs de la vie s'y faisait moins
sentir. Il est vrai aussi que l'espérance
d'un autre monde étant chez eux
beaucoup moins vive que chez les
chrétiens, les payens s'efforçaient de
disputer à la mort le souvenir que nous
déposons sans crainte dans le sein de
l'Etemel.
Oswald soupira et garda le silence.
Les idées mélancoliques ont beaucoup
de charmes tant qu'on n'a pas été soi-
même profondément malheureux ;
mais quand la douleur dans toute son
âpreté s'est emparée de l'ame, on n'en-
tend plus sans tressaillir de certains
mots qui jadis n'excitaient en nous que
des rêveries plus ou moins douces.
CORINNE OU l' ITALIE. 157
CHAPITRE III.
On passe, en allant à St.-Pierre, sur-
le pont Sl.-Ange, et Corinne et lord
Nelvil le traversèrent à pied- C'est
sur ce pont ditOswald, qu'en revenant
du Capitule j'ar pour la première fois
pensé long-temps à vous. Je ne me
flattais pas, reprit Corinne, que ce
couronnement du Capitole me vaudrait
nn ami, mais cependant en cherchant
la gloire, j'ai toujours espéré qu'elle
me ferait aimer. A quoi servirait-elle,
du moins aux femmes, sans cet espoir!
Restons encore ici quelques instans,
dit Oswald. Quel souvenir, entre tous
les siècles, peut valoh* pour mon cœur
ce lieu qui me rappelle le jour où je
vous ai vue. Je ne sais si je me trompe,
reprit Corinne^ mais il me semble qu'on
158 CORINNE OU L'ITALIE.
se devient plus cher l'un à l'autre, en
admirant ensemble les monumens qui
parlent à l'ame par une véritable gran-
deur. Les édifices de Rome ne sont ni
froids, ni muets ; le génie les a conçus,
des événemens mémorables les consa-
crent ; peut-être même faut-il aimer,
Oswald, aimer surtout un caractère
tel que le vôtre, pour se complaire à
sentir avec lui tout ce qu'il y a de noble
et de beau dans l'univers. Oui, re-
prit lord Nelvil, mais en vous reg-ar-
dant, mais en vous écoutant, je n'ai
pas besoin d'autres merveilles. Co-
rinne le remercia par un sourire plein,
de charmes.
En allant à St. Pierre, ils s'arrête-
rent devant le chiîteau St.-Ang:e: —
Voilà, dit Corinne, l'un des édifices
dont l'extérieur a le plus d'originalité ;
ce tombeau d'Adrien, changé en forte-
resse par les Gotlis, porte le double
caractère de sa première et de sa se-
conde destination. Bâti pour la mort.
CORINNE OU l'iTALIE. 159
une impénétrable enceinte l'environne,
et cependant les vivans y ont ajouté
quelque chose d'hostile par les fortifia
cations extérieures qui contrastent avec
le silence et la noble inutilité d'un mo-
nument funéraire. On voit sur le som-
«net un ange de bronze avec son épée
nue (5), et dans l'intérieur sont prati
quées des prisons fort cruelles. Tous
les événemens de l'histoire de Rome
depuis Adrien jusqu'à nos jours sont
liés à ce monument. Bélisaii*e s'y dé-
fendit contre les Goths, et presqu' aussi
barbare que ceux qui l'attaquaient, il
lança contre ses ennemis les belles sta-
tues qui décoraient l'intérieur de l'édi-
fice. Crescentius, Arnault de Brescia,
Nicolas Rienzi (^),ces amis de la liberté
romaine, qui ont pris si souvent les
souvenirs pour des espérances, se sont
défendus long-temps dans le tombeau
d'un empereur. J'aime ces pierres qui
s'unissent à tant de faits illustres. J'aime
ce luxe du maître du monde uu magni-
l6Ô CORINNE OU L'ITALIE-,
fique tombeau. Il y a quelque chose de
grand dans l'homme qui, possesseur
de toutes les jouissances et de toutes
les pompes terrestres, ne craint pas de
s'occuper long-temps d'avance de sa
mort. Des idées morales, des sentimens
désintéressés remplissent l'ame, dè#
qu'elle sort de quelque manière des
bornes de la vie.
C'est d'ici, continua Corinne, que
l'on devrait apercevoir St.-Pierre, et
c'est j'isques ici que les colonnes qui le
précèdent devaient s'étendre; tel était
le superbe plandeMichel-Ange, il espé-
rait du nK)ins qu'on l'achèverait après
lui ; mais les hommes de notre temps
ne pensent plus à la postérité. Quand
une fois on a tourné l'enthousiasme en
ridicule, on a tout défait, excepté l'ar-
gent et le pouvoir. C'est vous qui
ferez renaître ce sentiment, s'écria
lordNelvil. Qui jamais éprouva le bon-
heur que je goûte ? Rome montrée par
vous, Rome interprétée par l'imagina-
CORINNE OU L*ITALIE. l6l
tion et le génie, Rome, qui est un
'inonde, animé par le sentiment, sans le-
quelle monde lui-même est un désert{^.
Ah, Corinne, que succèdera-t-il à ces
jours plus heureux que mon sort et
mon cœur ne le permettent î Co-
rinne lui répondit avec douceur : —
Toutes les aiFections sincères viennent
du ciel, Oswald,pourquoi ne protége-
rait-il pas ce qu'il inspire ? C'est à lui
qu'il appartient de disposer de nous.
Alors St.-Pierre leur apparut, cet
édifice, le pins grand que les hommes
aient jamais élevé, car les pyramides
d'Egypte elles-mêmes lui sont infé-
rieures en hauteur. J'aurais peut-être
dû vous faire voir le plus beau de nos
édifices, dit Corinne, le dernier, mais
ce n'est pas mon système. 11 me semble
que pour se rendre sensible aux beaux
arts, il faut commencer par voir les
objets qui inspirent une admiration
vive et profonde. Ce sentiment, une
fois éprouvé, révèle pour ainsi dire une
l62 CORINKE OU l' ITALIE.
nouvelle sphère d'idées, et rend ensuite
plus capable d'aimer et déjuger tout
ce qui, dans un ordre mcme inférieur,
retrace cependant la première impres-
sion qu'on a reçue. Toutes ces grada-
tions, ces manières prudentes et nuan-
cées pour préparer les grands effets,
ne sont point de mon goût, On n'arrive
point au sublime par degrés, des dis-
tances infinies le séparent même de ce
qui n'est que beau. Oswald sentit une
émotion tout à fait extraordinaire en
arrivant en fi«cede St. -Pierre. C'était la
première fois que l'ouvrage des hommes
produisait sur lui l'eflbt d'une merveille
de la nature. C'est le seul travail de
l'art, sur notre terre actuelle, qui ait le
genre de grandeur qui caractérise les
oeuvres immédiates de la création. Co-
rinne jouissait de l'étoijnement d 'Os-
wald. J'ai choisi, lui dit-elle, un jour
où le soleil est dans tout son éclat pour
vous faire voir ce monument. Je vous
réserve un plaisir plus intime, plus
CORINNE OU l' ITALIE. l63
religieux, c'est de le contempler au
clair de la lune ; mais il fallait d'abord
vous foire assister à la plus brillante
des fêtes, le génie de l'homme décoré
par la magnificence de la nature.
La place de Saint-Pier: e est entou-
rée par des colonnes légères de loin,
et massives de près. Le terrain, qiii va
toujours un peu en montant jusqu'au
portique de l'église, ajoute encore à
l'effet qu'elle produit. Un obélisque de
80 pieds de haut, qui paraît à peine
élevé en présence de la coupole de
Saint-Pierre, est au milieu de la place.
La forme des obélisques elle seule a
quelque chose qui plaît à l'imagina-
tion ; leur sommet se perd dans les
airs, et semble porter jusqu'au ciel
une grande pensée de l'homme. Ce
monument, qui vint d'Egypte pour
orner les bains de Caligula, et que
Sixte-Quint a fait transporter ensuite
au pied du temple de Saint-Pierre, ce
contemporain de tant de siècles qui
l64 CORINNE OU L'ITALIE*
n'ont pu rien contre lui, inspire un
sentiment de respect ; l'homme se sent
si passager, qu'il a toujours de l'émo-
tion en présence de ce qui est immua-
ble. A quelque distance des deux côtés
de l'obélisque, s'élèvent deux fontaines
dont l'eau jaillit perpétuellement et
retombe avec abondance en cascade
dans les airs. Ce murmure des ondes,
qu'on a coutume d'entendre au milieu
de la campagne, produit dans cette
enceinte une sensation toute nouvelle;
mais cette sensation est en harmonie
avec celle que fait naître l'aspect d'un
temple majestueux.
La peinture, la sculpture, imitant
le plus souvent la figure humaine, ou
quelque objet existant dans la nature,
réveillent dans notre ame des idées par-
faitement claires et positives ; mais un
beau monument d'architecture n'a
point, pour ainsi dire, de sens déter-
miné, et l'on est saisi, en le contem-
plant, par cette rêverie sans calcul et
CORINNE OU l' ITALIE. l65
sans but qui mène si loin la pensée. Le
bruit des eaux convientà toutes ces im-
pressions vagues et profondes ; il est
miiforme comme Tédifice est régulier.
L'éternel mouvement et l'éternel repos (a) .
sont ainsi rapprochés l'un de l'autre.
C'est dans ce lieu surtout que le temps
est sans pouvoir ; car il ne tarit pas plus
ces sources jaillissantes, qu'il n'ébranle
ces immobiles pierres. Les eaux qui
s'élancent en gerbes de ces fontaines
sont si légères et si nuageuses, que,
dans un beau jour, les rayons du soleil
y produisent de petits arcs-en-ciel for-
més des plus belles couleurs.
Arrêtez-vous un moment ici, dit
Corinne à lord Nelvil comme il était
déjà sous le portique de l'église, arrê-
tez-vous avant de soulever le rideau
qui couvre la porte du temple ; votre
cœur ne bat-il pas à l'approche de ce
(a) Vers de M. de Fortanes.
l66 CORINNE OU L'ITALIE.
sanctuaire? et ne ressentez-vons pas,
au moment d'entrer, tout ce que -.e ait
éprouver l'attente d'un événement
solennel? Corinne elle-même souleva
le rideau, et le retint pour laisser pas-
ser lord Nelvil; elle avait tant de
grâce dans cette attitude, que le pre-
miier regard d'Oswald fut pour la con-
sidérer ainsi: il se plut même pendant
quelques instans à ne rien observer
qu'elle. Cependant il s'avança dans le
temple, et l'impression qu'il reçut sous
ces voûtes immenses fut si profonde et
si religieuse, que le sentiment même
de l'amour ne suffisait plus pour rem-
plir en entier son ame. Il marchait len-
tement àcôtédeCorinne; TunetTautre
se taisaient. Là tout commande le si-
lence; lemoindre bruit retentit si loin,
qu'aucune parole ne sen>hle digne d'être
ainsi répétée dans une demeure pres-
que éternelle! La prière seule l'accent
<hi malheur, de quelque faible voix
qu'il parte, émeut profondément dans
CORINNE OU l' ITALIE. iG/
ces vastes lieux. Et quand, sous ces
dômes immenses on entend de loin
venir un vieillard dont les pas trembans
se traînent sur ces beaux marbres ar-
rosés par tant de pleurs, l'on sent que
l'homme est imposant par cette infir-
mité même de sa nature qui toumetson
ame divine à tant de souftrances, et que
le culte de^ douleur, le christianisme,
contient le vrai secret du passage de
riiomnjie sur la terre,
Corinne interrompit la rêverie d'Os-
wald, et lui dit : Vous avez vu des
églises gothiques en Angleterre et en
Allemagne, vous avez dû remarquer
qu'elles ont un caractère beaucoup plus
sombre que cette église.Il y avait quel-
que chose de mystique dans le catho-
licisme des peuples septentrionaux. Le
nôtre parle à l'imagination parles ob-
jets extérieurs. Michel-Ange a dit, en
voyant la coupole du Panthéon : '*' Je
" la placerai dans les airs. " Et en efîet,
Saint-Pierre est u» temple posé sur
l68 CORINNE OU l' ITALIE.
une église. Il y a quelque alliance des
religions antiques et du christianisme
dans l'effet que produit sur l'imagina-
tion l'intérieur de cet édifice. Je vais
m'y promener souvent pour rendre à
mon ame la sérénité qu'elle perd quel-
quefois. I^a vue d'un tel monument est
comme une musique continuelle, et
fixée, qui vous attend pour vous faire
du bien quand vous vous en approchez ;
et certainement il faut mettre au nom-
bre des titres de notre nation à la
gloire, la patience, le courage et le dé-
sintéressement des chefs de l'église, qui
ont consacré cent cin(|uante annéies,
tant d'argent et tant de travaux à
l'achèvement d'un édifice, dont ceux
qui rélevaient ne pouvaient se flatter
de jouir (8. C'est un service rendu même
à la morale publique, que de faire don
à une nation d'un monument qui est
l'emblème de tant d'idées nobles et
généreuses. Oui, répondit Os\\ ald, ici
les arts ont de la grandeur ; l'imagi-
Ininrim^ nar R. Juiemé.
CORINNE OU l'iTALIE. l6p
nation etrinvention sont pleines de gé-
nie: mais la dignité de l'homme môme
comment y est-elle défendue? Quelles
institutions, quelle faiblesse dans la
plupart des gouvernemens d'Italie ! Et
néanmoins quel asservissement dans
les esprits!- — D'autres peuples, inter-
rompit Corinne, ont supporté le joug
comme nous, et ils ont de moins Tima-
gination qui fait rêver une autre des-
tinée :
Servi siam si, ma servi ognor frementî.
Nous sommes esclaves, mais des
esclaves toujours frémissans, dit Al-
li^ri, le plus fier de nos écrivains mo-
dernes. Il ya tant d'ame dans nos beaux
arts que peut-être un jour notre carac-
tère égalera notre génie.
Regardez, continua Corinne, ces
statues placées sur les tombeaux; ces
tableaux en mosaïque, patientes et
fidèles copies des chefs-d'œuvre de nos
grands maîtres. Je n'examine jamais
Tome 1, H
170 CORINNE OU l'iTALIE.
Saint-Pierre en détail, parce que je
n'aime pas à y trouver ces beautés mul-
tipliées qui dérangent un peu l'impres-
sion delensemble. Mais qu'est-ce donc
qu'un monument où les chefs-d'œuvre
de l'esprit humain eux-mêmes parais-
sent des or nemens superflus î Ce temple
est comme un monde à part. On y
trouve un asile contre le froid et la
chaleur. Il a ses saisons à lui, son prin-
temps perpétuel que l'atmosphère du
dehors n'altère jamais. Une église sou-
terraine est bâtie sous le parvis de ce
\temple; les papes et plusieurs souve-
rains des pays étrangers y sont enseve-
lis, Christine, après son abdication, les
Stuart, depuis que leur dynastie est ren-
versée. Rome, depuis long-temps, est
l'asile des exilés du monde, Rome elle-
même n'est-elle pas détrônée ! son aspect
console les rois dépouillés comme elle.
'CadoRQ le città, cadono i regni,
£ l'.uom, d'esser mortal, par chc si sdegni.
Les cités tomben t, les empires disparais-
sentfetifhom?îies*indlgtied.éirentart€lJ
CORINNE ou L'ITALIE. I7t
Placez-vDus ici, dit Corinne à lord
Nelvil, près de l'autel ^u milieu de la
coupole, vous appercevreï à travers les
grilles de fer l'église des morts qui est
sous nos pieds, et en relevant les yeux
vos regards atteindront à peine au som-
met de la voûte. Ce dôme, en le con-
sidérant même d'en bas, fait éprouver
«n sentiment de terreur. On croit voir
des abîmes suspendus sur sa tête. Tout
ce qui est au-delà d'une certaine pro-
portion cause à l'homme, à la créature
bornée, un invincible eifroi. Ce que
nous connaissons est aussi inexplicable
que l'inconnu ; mais nous avons pour
ainsi dire pratiqué notre obscurité ha-
bituelle, tandis que de nouveaux mys-
tères nous épouvantent et mettent le
trouble dans nos facultés.
Toute cette église est ornée de mar-
bres antiques, et ces pierres en savent
plus que nous sur les siècles écoulés.
Voici la statue de Jupiter, dont on a
fait un St. -Pierre en lui mettant une
H 2
172' CORINNE OU l/lTALIE.
auréole sur la tôte. L'expression géné-
rale de ce temple caractérise parfaite-,
ment le mélange des dogmes sombres
et des cérémonies brillantes; un fond
de tristesse dans les idées, mais dans
l'application la mollesse et la vivacité
du midi; des intentions sévères, mais
des interprétations très-douces; la
théologie chrétienne et les images du
paganisme ; enfin la réunion la plus ad-
mirable de l'éclat et de la majesté que .
l'homme peut donner à son culte en-
vers la divinité.
Les tombeaux décorés par les mer-
veilles des beaux arts ne présentent
point la mort sous un aspect redou-
table. Ce n'est pas tout à fait comme
les anciens, qui sculptaient sur les sar-
cophages des danses et des jeux, mais
la pensée est détournée de la contem-
plation d'un cercueil pai* les chefs-d'œu-
vre du génie. Ils rappellent l'immor-
talité sur l'autel même de la mort; et
l'imagination, animée par l'admiration
qu'ils inspirent, ne sent pas, comme
CORINNE OU l'iTALIE. I^ÎS
dans le nord, le silence et le froid, im-
muables gardiens des sépulchres. — •
Sans doute, dit Oswald, nous vou-
lons que la tristesse environne la mort,
et même avant que nous fussions éclai-
rés par les lumières du christianisme,
notre mythologie ancienne, notre Os-
sian ne place à côté de la tombe que les
regrets et les chants funèbres. Ici vous
voulez oublier et jouir, je ne sais si je
désirerais que votre beefu ciel me fît
ce genre de bien.^ — Ne croyez pas,
cependant, reprit Corinne, que notre
caractère soit léger et notre esprit fri-
vole. Il n'y a que la vanité qui rende
frivole ; l'indolence peut mettre quel-
ques intervalles de sommeil ou d'oubli
dans la vie, mais elle n'use ni ne flétrit
le cœur; et malheureusement pour
nous on peut sortir de cet état par des
passions plus profondeset plus terribles
que celles des âmes habituellement
aetives.
En achevant ces mots, Corinne et
H 3
174 CORÏNNE OU L'ITALIE.
lord Nelyil s'approchaient de la porte
de l'église. — Encore un dernier-coup
d'œil vers ce sanctuaire immense, dit-
elle à lord Nelvil. Voyezcomme l'hom-
me est peu de chose en présence de la
religion, alors même que nous sommes
réduits à ne considérer que son em-
blème matériel! voyez quelle immo-
bilité, quelle durée les mortels peuvent
donner à leurs œuvres, tandis qu'eux-
mêmes ils passent si rapidement, et ne
sesurviventque parle génie! Ce temple
est un€ image de l'infini; il n'y a point
de terme aux sentimens qu'il faitnaître,
aux idées qu'il retrace, à l'immense
quantité d'années qu'il rappelle à la.
réflexion, soit dans le passé, soit dans
l'avenir ; et quand on sort de son en-
ceinte, il semble qu'on passe des pensées
célestes aux in*«érêts du monde, et de
l'éternité religieuse à lair léger du
temps.—
Corinne fit remarquer à lord Nelvil,
lorsqu'ils furent hors de l'église, que
gur ses portes étaient représentées en
CORINNE OU l'iTALIE. 175
bas-reliefs les métamorphoses d'Ovide.
-^On ne se scandalise point à Rome,
lui dit-elle, des images du paganisme,
(^land les beaux arts les ont consa-
crées. Les merveilles du génie portent
toujours à lame une impression reli-
gieuse, et nous faisons hommage au
culte chrétien de tous les chefs-d'œuvre
qae les autres cultes ont inspirés. —
Oswald sourit à cette explication. —
Croyez-moi, milord, continua Corinne,
il y a beaucoup de bonne foi dans les
scntimens des nations dont l'imagina-
tion est très-vive. Mais à demain, si
vous le voulez, je vous mènerai au Cai-
pitole. J'ai, je l'espère, plusieurs courses
à vous proposer encore: quand elles
seront finies, est-ce que vous partirez?
est-ce que Elle s'arrêta, craignant
d'en avoir déjà trop dit.— Non, Co-
rinne, reprit Oswald, non, je ne re-
noncerai point à cet éclair de bon-
heur, que peut-être un ange tutélaire
fait luire sur moi du haut du ciel. — •
H 4
176 CORINKE OU LITALIi.
CHAPITRE IV.
i<iK lendemain Oswald et Corinne
partirent avec plus de confiance et de
sérénité. Ils étaient des amis qui voya-
geaient ensemble; ils commençaient à
dire nous. Ah ! qu'il est touchant ce
naus prononcé parlamour ! Quelledé-
claration il contient timidement et ce-
pendant vivement exprimée! — Noua
allons donc au Capitole, dit Corinne.
— Oui, nous y allons, reprit Oswald ;
et sa voix disait tout avec des mots si
simples, tant son accent avait de ten-
dresse et de douceur! — C'est du haut
du Capitole, tel qu'il est maintenant,
dit Corinne, que nous pouvons facile-
mentapercevoir les sept collines. Nous
les parcourrons toutes ensuite l'une
CORINNE OU L'ITALIE. 177
après l'autre; il n'en est pas un qui ne
conserve des traces de l'histoire. —
Corinne et lord Nelvil suivirent d'a-
bord ce qu'on appelait autrefois la voie
sacrée ou la voie triomphale. — Votre
char a passé par là, dit Oswald à Co-
rinne ? — Oui, répondit-elle, cette
poussière antique devait s'étonner dé-
porter un tel char; mais depuis la
république romaine, tant de traces crjr
minelles se sont empreintes sur cette
Foute, que le sentiment de respect
qu'elle inspirait est bien affaibli. — Co-
rinne se fit conduire ensuite au pied
de l'escalier du Capitole actuel. L'en-
trée du Capitole ancien était par le
Forum. — Je voudrais bien, dit Co-
rinne, que cet escalier fût le même que
monta Scipion, lorsque, repoussant la
calomnie par la gloire, il alla dans le
temple pour rendre grâce aux Dieux
des victoires qu'il avait remportées*
IMais ce nouvel escalier, mais ce nou-
veau Capitole a été bâti sur les ruinea
II 5
Î73 G0RIN»E ou l'iTALIÏ.
de Vancien, pour recevoir le paisible
inagivStrat qui porte à lui tout seul ce
nom immense de sénateur romain, ja-
dis Tobjeldes respects delunivers. Ici
nous n'avons plus que des noms ; mais
leur harmonie, maisleurantique dignité
causetoujoursunesorte d'ébranlement,
une sensation assez douce, mêlée de
plaisir et de regret. Je demandais l'au-
tre jour à une pauvre femme que je
rencontrai, où elle demeurait ! A la
Roche Tarpéienne, me répondit-elle ;
et ce mot, bien que dépouillé des idées
qui jadis y étaient attachée)^ agit en-
core sur l'imagination. —
Oswald et Corinne s'arrêtèrent pour
considérer les deux lions de basalte
qu'on voit au pied de Tescalier du Ca-
pitole.(^) Ils viennent d'Egypte, les
sculpteurs égyptiens saisissaient avec
bien plus de génie la figure des ani-
maux que celle des hommes. Ces lions
du Capitole sont noblement paisibles,
et leur genre de physionomie est la
CORINNE OU L'iTàLIE. 179'
véritable image de la tranquillisé dans ■
la force.
A guisa di leou, qyanclo si posaé
Dante,
A la manière du lion quand il se repose.
Non loin de ceslions on voit une statue
de Rome mutilée, que les Romains mo«
dernes ont placée là, sans songer qu'ils
donnaient ainsi le plus parfait emblème
de leur Rome actuelle. Cette statue
n'a ni tête, ni pieds, mais le corps et
la draperie qui restent ont encore des
beautés antiques. Au haut de l'escalier
sont deux colosses qui représentent, à
ce qu'on croit, Castor et PoUux, puis
les trophées de Marins, puis deux co-
'lonnes milliaires qui servaient à mesu-
rerl'univers romain, et la statue éques- -
tre de Marc-Aurèle, belle et calme au
milieu de ces divers souvenirs. Ainsi
tout est là, les temps héroïques-repré-
sentés par les DioscUres, la république
H 6
180 CORINNE ou l'iTALIE,
par les lions, les guerres civiles par Ma-
rius, et les beaux temps des empereurs
par Marc-Aurèle.
En avançant vers le Capitoîe mo-
derne on voit à droite et à gauche deux
églises bâties sur les ruines du temple
de Jupiter Férétrien et'de Jupiter Ca-
pitolin. En avant du vestibule est iHie
fontaine présidée par deux fleuves, Iç
Nil et le Tibre, avec la louve de Ilo-
mulus. On ne prononce pas le nom du
Tibre comme celui des fleuves saiiS
gloire ; c'est un des plaisirs de Rome
que de dire : Conduisez-moi sur les
bords du Tibre; traversons le IWre.
Il semble qu'en prononçant ces paroles
on évoque l'histoire et qu'on ranime les
morts. En allant au Capitoîe, du côté
du Forum, on tiouve à droite les prisons
Mamertines. Ces prisonsfurentd abord
construites par Ancus Martius, et ser-
vaient alors aux criminels ordinaires.
MaisServiusTulIiusen fit creuser sous
terre de beaucoup plus cruelles pour
CORINNE OU l'iTALIE. 18Î
les criminels d état, comme si ces cri-
minels n'étaient pas ceux qui méritent
le plus d'égards, puisqu'il peut y avoir
de la bonne foi dans leurs erreurs. Ju-
gurtha et les complices de Catilina pé-
rirent dans ces prisons. On dit aussi
que Saint Pierre et Saint Paul y ont été
renferuiési Del'autre côté du Capitole
est la roche Tarpéienne ; au pied de
cette roche l'on trouve aujourd'hui un
hôpital appelé F Hôpital de la Conso'-
lation. Il semble que l'esprit sévère de
l'antiquité et la douceur du christia-
nisme soient ainsi rapprochés dans
Rome à travers les siècles, et se mon-
trent aux regards comme à la réflexion.
Quand Osvvald et Corinne furent
arrivés- au haut de la tour du Capitole,
Corinne lui montra les sept collines, la
ville de Rome bornée d'abord au mont
Palatin, ensuite aux murs de Servius
Tullius qui renfermaient les sept col-
lines, enfin, aux m-urs d'Aurélien qui
gervent encore aujourd'hui d'enceinte
182 coerNNE ou l'italie.
à la plus grande partie de Rome. Co*
rinne rappela les vers de Tibulle et de
Properce, qui se glorifient des faibles
conimencemens dont est sortie la maî-
tresse du monde. ^^^^ Le mont Palatin
fut à lui seul tout Rome pendant quel-
que temps ; mais dans la suite le palais •
des empereurs remplit lespace qui
avait suffi pour une nation. Un poète
dii temps de Néron fft à cetteoccasion
cette épigramme (a) : Rome rte sera
bientôt plus quhm palais. Allez à
Veyes^ Romains, si toutefois ce palais
n'occupe pas déjà Veyes même.
Les septcoUinessontinfiniments moins
élevées qu'elles ne l'étaient autrefois
lorsqu'elles méritaient le nom de monts
escarpés. Rome moderne est élevée de
quarante pieds au-dessus de Rome an-
cienne. Les vallées qui séparaient les
collines se sont presque comblées par
\
(a) Roma domus fiet : Vcios migratc, Quirites ;
Si uon et Vcios occupât ista 4omus.
CORINNE OU l'italii:. lèS'
le temps et parles ruines des édifices ;
mais ce qui est plus singulier encore,
un amas de vases brisés a" élevé deux
collines nouvelles («), et c'est presque
une image des temps modernes, que
ces progrès ou plutôt ces débris de la
civilisation, mettant de niveau lès mon-
tagnes avec les vallées, effaçant au mo-
ral comme au physique toutes les belles
inégalités produites par la nature, et
qui décorent son aspect.
Trois autres collines (b), non com-
prises dans les sept fameuses, donnent'
t\ la ville de Rome quelque chose de
si pittoresque, que c'est peut-être la
seule ville qui, par elle-même, et dans
sa propre encemte, offre les plus magni-
fiques points de vue. On y trouve un
mélange si remarquable de ruines et
d'édifices, de campagnes et de déserts,
(aj Le monte Citorio et Testacio.
(bj Le Janicule, le monte Vatican© et le monte
^lario.
184 cou INNE OU L^ITAILF.
qu'on peut contempler Rome de tous
les côtés, et voir toujours un tableau
frappant dans la perspective opposée.
Osvi^ald ne pouvait se lasser de con-
sidérer les traces de l'antique Rome du
pointélévé duCapitoleoù Corinne l'a-
vait conduit. La lecture de l'histoire,
les réflexions qu'elle excite, agissent
bien moins suf notre ame que ces
pierres en désordre, que ces ruines
mclées aux habitations nouvelles. Les
yeux sont toul-puissanssur l'îiciie; après
avoir vu les ruines romaines on croit
aux antiques Romains, com^me si l'on
avait vécu de leur temps. Les souvenirs
de l'esprit sont acquis par l'étude. Les
souvenirs de l'imagination naissent
d'une impression plus immédiate et plus
i«time qui donne de la vie i\ la pensée,
et nous rend> pour ainsi dire^ témoins
de ce que nous avons appris. Sans
doute on est importuné de tous ces ba-
timens modernes (jui viennent se mê-
ler aux antiques débris. ^lais aiiporti-
CORINNE GU l'iTALIE. 185
que debout à côté d'un humble toit ;
mais des colonnes entre lesquelles de
petites fenêtres d'église sont prati-
quées, un tombeau servant d'asile à
toute une famille rustique, produisent
je ne sais quel mélange d'idées grandes
et simples, je ne sais quel plaisir de
découverte qui inspire un intérêt con-
tinuel. Tout est commun, tout est pro-
saïque dans l'extérieur de la plupart
de nos villes européennes, et Rome,
plus souvent qu'aucune autre, présenter
le triste aspect de la misère et de la dé-
gradation ; mais tout à coup une co-
lonne brisée, un bas-relief à demi dé-
truit, des pierres liées à la façon in-
destructible des architectes anciens,
vous rappellent qu'il y a dans l'homme
une puissance éternelle, une étincelle
div^ine, et qu'il ne faut pas se lasser de
l'exciter en soi-même et de la ranimer
dans les autres.
Ce Forum, dont l'enceinte est sires-
serrée et qui a vu tant de choses étoa*
186 CORINNE OV l'iTALIE.
nantes, est une preuve frappante de
la grandeur morale de l'homme. Quand
lunivers, dans les derniers temps de
Rome, ^tait soumis à des maîtres sans
gloire, on trouve des siècles entiers dont
l'histoire peut à peine conserver quel»-
ques faits; et ce Forum, petit espace,
centre d'une ville alors très-circonscrite,
et dont les habitans combattaient au-
tour d'elle pour son territoire, ce Forum
nVt-il pas occupé, par les souvenirs
qu'il retrace, les plus beaux génies de
tous les temps? Honneur donc, éternel
honneur aux peuples courageux et lir
bres, puisqu'ils captivent ainsi les re-
gards de la postérité !
Corinne fit remarquer à lord Nelvil
qu'on ne trouvait à Rome que très-
peu de débris des temps républicains.
Les aqueducs, les canaux construits
sous terre pour l'écoulement des eaux,
étaient le seul luxe de la république et
des rois qui l'ont précédée. Il ne nous
reste d'elle que des édifices utiles, des
CORINNE OU l'iTALIE. 187
tombeaux élevés à la mémoire de ses
grands hommes, et quelques temples
de brique qui subsistent encore. C'est
seulement après la conquête de la Si-
cile que les llomains firent usage, pour
la première fois, du marbre pour leurs
monumens ; mais il suffit de voir les
lieux où de grandes-actions se sont pas^
sées pour éprouver une émotion indé-
finissable. C'est à cette disposition de
1 ame qu'on doit attribuer la puissance
religieuse des pèlerinages. Les pays cé-
lèbres en tout genre, alors même qu'ils
sont dépouillés de leurs grands hommes
et de leurs monumens, exercent beau-
coup de pouvoir sur l'imagination. Ce
qui frappait les regards n'existe plus,
mais le charme du souvenir y est
resté.
On ne voit plus sur le Forum au-
cune trace de cette fameuse tribune
d'où le peuple romain était gouverné
par l'éloquence ; on y trouve encore
trois colomies d'un temple élevé par
188 coniNNE ou e'italiït.
Auguste en l'honneur de Jupiter Ton-^
nant, lorsque la foudre tomba près de
lui sans le frapper; un arc à Septimc
Sévère que le sénat lui éleva pour ré-
compense de ses exploits. Lesnomsde
ses deux fils, Caracalla etGéta, étaient
inscrits sur le fronton de l'arc ; mais
lorsque Caracalla eut assassiné Géta»,
il fit ôter son nom, et Ton voit encore
la trace des lettres enlevées. Plus loin
est un temple à Faustine, monument
de la faiblesse aveugle de Marc- Aurèle;
un temple à Vénus, qui, du temps de
la république, était consacré à Pallas;
un peu plus loin les ruines du temple
dédié au soleil et à la lune, bâti par
l'empereur Adrien, qui était jaloux
d'ApoUodore, fameux architecte grec,
et le fit périr pour avoir blâmé les pro-
partions de son édifice.
De l'autre côté de la place l'on voit les-
ruines de quelques monumens consa-
crés à de plus nobles buts, à des sou-
venirs plus purs. Les colonnes d'ua
CORINNE ou l'iTALIE. 189
temple qu'on croit être celui de Jupi-
ter Stator, Jupiter qui empêchait les
Romains de jamais fuir devant leurs
ennemis. Une colonne, débris d'un tem-
ple de Jupiter Gardien, placé, dit-on,
non loin de l'abîme où s'est précipité
Curtius. Des colonnes d'un temple élevé,
les uns disent à la Concorde, les autres
àla Victoire. Peut-être les peuples con-
quérans confondent-ils ces deux idées,
et pensent-ils qu'il ne peut exister de
véritable paix que quand ils ont sou-
mis l'univers ! A l'extrémité du mont
Palatin s'élève un bel arc de triomphe
dédié à Titus pour la conquête de Jé-
rusalem. On prétend que les Juifs qui
sont à Rome ne passent jamais sons
cet arc, et l'on montre un petit chemin
qu'ils prennent, dit-on, pour l'éviter.
Il est à souhaiter, pour l'honneur des
Juifs, que cette anecdote soit vraie; les
longs ressouvenirs conviennent aux
longs malheurs.
Non loin de là est l'arc de Constan-
190 CORINNE ou l'iTALIE.
tin, embelli de quelques bas-reliefs en-
levés au Forum deTrajan par les Chré-
tiens, qui voulaient décorer le monu-
ment conssicréau fondateur du repos -y
c'est ainsi que Constantin fut appelé.
Les arts, à cette époque, étaient déjà
dans la décadence, et l'on dépouillait
le passé pour honorer de nouveaux ex-
ploits. Ces portes triomphales qu'on
voit encore à Rome perpétuaient, au-
tant que les hommes le peuvent, les
honneurs rendus à la gloire. Il y avait
sur leurs sommets une place destinée
aux joueurs de flûte et de trompette,
pour que le vainqueur, en passant,
fût enivré tout à la fois par la musique
et par la louange, et goûtât dans un
même moment toutes les émotions les
plus exaltées.
En face de ces arcs de triomphe
sont les ruines du temple de la Paix
Mti par Vespasien ; il était tellement
orné de bronze et d'or dans l'intérieur,
que lorsqu'un incendie le consuma, des
CORINNE OU l'iTALIE. îgl
laves de métaux brûlans en découlèrent
jusques dans le Forum. Enfin, le Coli-
sée, la plus belle ruine de Rome, ter-
mine la noble enceinte où comparait
toute l'histoire. Ce superbe édifice,
dont les pierres seules dépouillées de
l'or et des marbres subsistent encore,
servit d'arène aux gladiateurs combat-
tant contre les bêtes féroces. C'est ainsi
qu'on amusait et trompait le peuple
romain par des émotions fortes, alors
q ue les sentimens naturels ne pouvaient
plus avoir d'essor. L'on entrait par deux
portes dans le Colisée, l'une qui était
consacrée aux vainqueurs, l'autre par
laquelle on emportait les morts, (tf)
Singulier mépris pour l'espèce humaine;
que de destiner d'avance la mort ou la
vie de l'hcHnme au simple passe-temps
d'un spectacle ! Titus, le meilleur des
empereurs, dédia ce Colisée au peuple
romain ; et ces admirables ruines por-
- -- ' —"-^"-—-^ • ■
(a) San avirana, san dapilaria.
192 CORINNE OU L ITALIE.
tent avec elles un beau caractère de
magnificence et de génie, qu'on est
tenté de se faire illusion sur la véritable
grandeur, et d'accorder aux chefs-
d'œuvre de l'art l'admiration qui n'est
due qu'aux mon umens consacrés à des
institutions généreuses.
Osvvald ne se laissait point aller à
l'admiration qu'éprouvait Corinne; en
contemplant ces quatre galeries, ces
quatre édifices, s'élevantiesuns sur les
autres, ce mélange de pompe et de vé-
tusté, qui tout à la fois inspire le res-
pect et l'attendrissement, il ne voyait
dans ces lieux que le luxe du maître et
le sang des esclaves, et se sentait pré-
venu contre les beaux arts, qui ne s'in-
quiètent point du but, et prodiguent
leurs dons à quelqu'objet qu'on les des-
tine. Corinne essayait de combattre
cette disposition.^ — Ne portea point,
dit-elle à lord Nelvil, la rigueur de vos
principes de morale et de justice dans
la contemplation des monumens dlta-
CORINNE OU l'iTALIE. 193
lie; iîs rappellent pour la plupart, je
vous l'ai dit, plutôt la splendeur, l'élé-
gance et le goût des formes antiques,
que l'époque glorieuse de la vertu ro-
maine. Mais ne trouvez-vous pas quel-
ques traces de la grandeur morale des
premiers temps dans le luxe gigantesque
des monumens qui leur ont succédé? La
dégradation mêmede ce peuple romain
est imposante encore; son deuil de la li-
berté couvre le monde de merveilles,
et le génie des beautés idéales cherche
à consoler l'homme de la dignité réelle
et vraie qu'il a perdue. Voyez ces bains
immenses ouverts à tous ceux qui vou-
laient en goûter les voluptés orientales;
C€S cirques destinés aux éléphans qiii
venaient combattre avec les tigres; ces
aqueducs qtii faisaient tout à coup un
lac de ces arènes, où des galères lut-
taient à leur tour; ces crocodiles qui
paraissaient à la place, où des lions na-
guères s'étaient montrés ; voilà quel fut
le luxe des Romains, quand ils pk-
Tome 1. I
194 CORINNE OU l'iTALIE.
cèrent dans le luxe leur orgueil ! Ces
obélisques amenés d'Egypte, et déro-
bés aux ombres africaines, pour venir
décorer les sépulcres desRomains; cette
population de statues qui existait autre-
fois dans Rome, ne peut être considé-
rée comme linutile et fastueuse pompe
des despotes de lAsie ; c est le génie ro-
main, vainqueur du monde, que les
arts ont revêtu d'une forme extérieure.
Il y a de la féerie dans cette magnifi-
cence, et sa splendeur poétique fait
oublier et son origine et son but. —
L'éloquence de Corinne excitait
l'admiration d'Os waW, sans le convain-
cre; il cherchait partout un sentiment
moral, et toute la magie des arts ne
pouvait jamais lui suffire. Alors Co-
rinne se rappela que, dans cette même
arène, les Chrétiens persécutés étaient
morts victimes de leur persévérance; et
montrant à lord Nelvil les autels élevés
en l'honneur de leurs cendres, et cette
route de la croix que suivent les péni-
tens au pied des plus magnifiques débris
CORINNE ou l'iTALIE. 1^5
de la grandeur mondaine, elle lui de-
manda si cette poussière des martyrs
ne disait rien à son cœur. — Oui,
s'écria-t-il, j'admire profondément cette
puissance de lame et de la volonté
contre les douleurs et la mort: un sacri-
fice, quel qu'il soit, est plus beau, plus
difficile, que tous les élans de l'ame et
de la pensée. L'imagination exaltée peut
produire les miracles du génie; mais
ce n'est qu'en se dévouant à son opi-
nion, ou à SCS sentimens, qu'on est
Vraiment vertueux : c'est alors seule-
ment qu'une puissance céleste sub-
jugue en nous l'homme mortel. — Ces
paroles nobles et pures troublèrent ce-
pendantCorinne; elle regarda lord Nel-
vil, puis elle baissa les yeux ; et bien
qu'en ce moment il prît sa main et là
serrât contre son cœur, elle frémit de
l'idée qu'un tel homme pouvait immo-
ler les autres et lui-même, au cultç
d'opinions, de principes ou de devoirs
dont il aurait fait choix.
i2
196 CORINNE OU l'iTALIE.
k^ .*N^.^>,^.^<W
CHAPITRE V.
XJLpRÈslacourseduCapitoleetduFo-
rum, Corinne et lord Nelvil employè-
rent deux jours à parcourir les sept col-
lines. Les Romains d'autrefois faisaient
une fête en l'honneur des sept collines :
c'est une des beautés originales de
Rome, que ces monts enfermés dans
son enceinte; et l'on conçoit sans peine
commentramour de la patrie se plaisait
à célébrer cette singularité.
Oswald et Corinne, ayant vu la veille
le mont Capitolin, recommencèrent
leurs courses par le mont Palatin. Le
palais des Césars, appelé le palais d'or,
l'occupait tout entier. Ce mont n'offre
à présent que les débris de ce palais.
Auguste, Tibère, Caligula et Néron,
en ont bâti les quatre côtés, et des picr-
coRiNNii ou l'italie. 197
res, recouvertes par des plantes fé-
condes, sont tout ce qu'il en reste au-
jourd'hui : la nature y a repris son em-
pire sur les travaux des hommes, et la
beauté des fleurs console de la ruine
des palais. Le luxe, du temps des rois
et delà république, consistait seulement
dans les édifices publics; les maisons
des particuliers étaient très-petites et
très-simples. Cicéron, Hortensius, les
Gracques, habitaient sur ce mont Pa-
latin, qui suffit à peine, lors de la dé-
cadence de Rome, à la demeure d'un
seul homme. Dans les derniers siècles,
la nation ne fut plus qu'une foule ano-
nyme, désignée seulement par l'ère de
son maître : on cherche en vain dans ces
lieux les deux lauriers plantés devant la
porte d'Auguste, le laurier delaguerre,
et celui des beaux arts cultivés par la
paix; tous les deux ont disparu.
Il reste encore sur le mont Palatin
quelques chambres des bains de Livie ;
l'on y montre la place des pierres pré-
I 3
IPB CORINNE OU l'iTALIE.
cieuscs qu'on prodiguait alors aux pla-
fonds, comme un ornement ordinaire;
et l'on y voit des peintures dont les cou-
leurssontencoreparfaitemcntintacles;
la fragilité même des couleurs ajoute a
l'étonnement de les voir conservées, et
rapproche de nousles temps passés. S'il
est vrai que Livie abrégea les jours
d'Auguste, ccst dans l'une de ces
chambres que fut conçu cet attentat;
et les regards du souverain du monde,
trahidanssesafiectionslesplusintimes,
se sont peut-être arrêtés sur lun de ces
tableaux dont les élégantes fleurs sub-
sistent encore. Que pensa-t-il, dans
sa vieillesse, de la vie et de ses pom-
pes? Se rappeîa-t41 ses proscriptions
ou sa gloire? craignit-il, espéra-t-ilun
monde à venir? et la dernière pensée
qui révèle tout à l'homme, la dernière
pensée d'un maître de l'univers erre?
t-elle encore sous ces voûtes? (^^^
Le mont Aventin offre plus qu'au-
cun autreles traces des premiers temps
CORINNE OU l'iTALIE. 199
de l'histoire romaine. Précisément en
face du palais construit par Tibère on
voit les débris du temple de la Liberté,
bâti par le père des Gracques. Au pied
du mont Aventin' était le temple dé-
dié à la Fortune virile par Servius
Tullius, pour remercier les dieux de
ce qu'étant né esclave, il était devenu
»oi. Hors des murs de Rome on trouve
aussi les débris d'un temple qui fut
consacré à la Fortune des femmes,
lorsque Véturie arrêta Coriolan. Vis-
àrvis du mont Aventin est le mont Ja-
tiicule, sur lequel Porsenna plaça son
armée. C'est en face de ce mont qu'Ho-
ratius Coclès fit couper derrière lui le
pont qui conduisait à Rome. Les fon-
demens de ce pont subsistent encore ;
il y a sur les bords dufleuve un arc de
triomphe bâti en briques, aussi simple
que l'action qu'il rappelle était grande.
Cet arc fut élevé, dit-on, en l'honneur
d'Horatius Coclès. Au milieu du Tibre
on aperçoit une île formée des gerbes
i4
'200 CORINNE OU L^ITALIE.
de blé recueillies dans les champs de
Tarquin, et qui furent pendant long-
temps ex posées sur le fleuve, parce que
le peuple romaift j;ie voulait point les
prendre, croyant, qi^'uQ mauvais sort
y était attaché. On ^urfiiit de la peine,
de nos jours, à faire , tombev syr des
richesses quelconques des maj^diqtipns
assez eiEcaces pour que personne ne
consentit à s'en emparer. ... ,jj
C'est sur le mont Aventin que furent
placés les temples delà Pudeur Patri-
cienne et de la Pudeur Plébéienne. Au
pied de ce mont on voit le temple de
Vesta, qui subsiste encore presque en
entier, quoique .les inondations du
Tibre laicnlsouvent menacé (a). Non
loin de là sont les débris d'une prison
pour dettes, oi^i se passa, dit-on, le
beau trait de piété filiale généralement
connu. C'est aussi dans ce même lieu
(a) Viilimus flavitm Tiberim, etc.
CORINNE OU l'iTALIE. £01
que Clélie et ses compagnes, prison-
nières de Porsenna, traversèrent le
Tibre pour venir rejoindre les Ro-
mains. Ce mont Aventin repose lame
de tous les souvenirs pénibles que rap-
pellent les autres collines, et son as-
pect est beau comme les souvenirs qu'il
retrace. On avait donné le nom de belle
ïïve^pulchrum lit tus) au bord du fleuve
qui est au pied de cette colline. C'est là
que se promenaient les orateurs de
Rome en sortant du Forum ; c'est là que
César et Pompée se rencontraient
comme de simples citoyens, et qu'ils
cherchaient à captiver Cicéron, dont
l'indépendante éloquence leur impor-
tait plus alors que la puissance même
de leurs armées.
La poésie vient encore embellir ce
séjour. Virgile a placé sur le mont
Aventin la caverne de Cacus ; et les
Romains, si grands par leur histoire,
le sont encore par les fictions héroïques
dont les potites ont orné leur origine
I 5
202 CORINNE OU l'iTALIÊ.
fabuleuse. Enfin, en revenant du mont
Aventin, on aperçoit la maison de Ni-
colas Rienzi, qui essaya vainement de
faire revivre les temps anciens dans
les temps modernes ; et ce souvenir,
tout faible qu'il est à côte des autres,
fait encore penser long-temps. Le mont
Cœliusest remarquable parce qu'on y
voit les débris du camp des prétoriens
et de celui des soldats étrangers. On a
trouvé cette inscription dans les ruines
de l'édifice construit pour recevoir ces
soldats : An génie saint des camps
étrangers. Saint, en effet, pour ceux
dontil maintenait la puissance ! Ce qui
reste de ces antiques casernes fait juger
qu'elles étaientbâties à la manière des
cloîtres, ou plutôt que les cloîtres ont
été bâtis sur leur modèle.
Le mont Esquilin était appelé le
mont des Poètes, parce que IMécène
ayant son palais sur celte colline, Ho-
race, Properce et Tibulle y avaient
aussi leur habitation. Non loin de là
CORINNE OU l'iTALIE. 203
sont les ruines des Thermes de Titus
et de Trajan. On croit que Raphaël
prit le modèle de ses arabesques dans
les peintures à fresque des Thermes de
Titus. C'est aussi là qu'on a découvert
le groupe de Laocoon. La fraîcheur
de l'eau donne un tel sentiment de
plaisir dans les pays chauds, qu'on se
plaisait à réunir toutes les pompes du^
luxe et toutes les jouissances de l'ima-
gination dans les lieux où Ton se bai-
gnait. Les Romains y faisaient ex-
poser les chefs-d'œuvre de la pein-
ture et de la sculpture. C'était à la
clarté des lampes qu'ils les considé-
raient ; car il paraîtj par la construc-
tion de ces bâtimens, que le jour n'y
pénétrait jamais, et qu'on voulait ainsi
se préserver de ces rayons du soleil si:
poignans dans le midi : c'est sans doute
à cause de la sensation qu'ils produi-
sent, que les anciens les ont appelés
les dards d'Apollon. On pourrait croire,
en observant les précautions extrêmea-
1 6
^04 CORINNE OU l'iTALIE.
prises par les anciens contre la cha^
leur, que le climat était alors plus brû^
lant encore que de nos jours. C'est dans
les Thermes de Caracalla qu'étaient
placés l'Hercule de Favnèse, la Flore
et le groupe de Dircé. Près d'Ostie,
l'on a trouvé dans les bains de Néron
l'Apollon du Belvédère. Peut-on con^
cevoir qu'en regardant cette noble fi-
gure Néron n'ait pas senti quelques
mouvemens généreux !.
Les Thermes et les Cirques sont les
seuls genres d'édifices consacrés aux
amusemens publics dont il reste des
traces à Rome. Il n'y a point d'autre
théâtre que celui de Marcellus dont les
ruines subsistent encore. Pline raconte -
que l'on a vu trois cent soixante co-
lonnes de marbre et trois mille sta-
tues dans un théâtre qui ne devait du-
rer que peu de jours. Tantôt les Ro-
mains élevaient des bâtimens si solides,
qu'ils résistaient aux tremblemens de
terre ; tantôt ils se plaisaient à consa-
CORINNE OU L'ITALIE. 205
crer des travaux immenses à des édi-
fices qu'ils détruisaient eux-mêmes
quand les fêtes étaient finies : ils se
jouaient ainsi du temps sous toutes les
formes. Les Romains, d'ailleurs, n'a-
vaient pas, comme les Grecs, la pas-
sion des représentations dramatiques;
les beaux arts ne fleurirent à Rome que
par les ouvrages et les artistes de la
Grèce, et la grandeur romaine s'expri-
mait plutôt par la magnificence colos-
sale de l'architecture, que par les chefs-
d'œuvre de l'imaginatioli. Ce luxe gi-
gantesque, ces merveilles de la richesse
ont un grand caractère de dignité : ce
n'était plus de la liberté, mais c'était
toujours de la puissance. Les monu-
mens consacrés aux bains publics s'ap-
pelaient des provinces; on y réunissait
les diverses productions, et les divers
établissemens qui peuvent se trouver
dans un pays tout entier. Le Cirque
(appelé Circus rnaximus)^ dont on voit
encore les débris, touchait de si près
206 CORINNE otî l'itaeie.
au palais des Césars, que Néron, des
fenêtres de son palais, pouvait donner
le signal des jeux. Le Cirque était assez
grand pour contenir trois cent mille
personnes. La nation presque tout en-
tière était amusée dans le même mo-
ment; ces fêtés immenses pouvaient
être considérées comme une sorte
d'institution populaire qui réunissait
tous les hommes pour le plaisir, comme
autrefois ils se réunissaient pour la
gloire.
Le mont Quirinal et le montViminal
se tiennent de si prèsj qu'il est difficile
de les distinguer : c'était là qu'existait
Fa maison^ de Salluste et de Pompée ;
c'est aussi là que le pape a maintenant
fixé son séjour. On ne peut faire un pas
dans Rome sans rapprocher le présent
avec le passé, et les ditférens passés
entreeux. Mais on apprend àse calmer
sur les événemens de son temps, en
voyant l'éternelle mobilité de l'histoire
des hommes; et l'on a comme mie sorte
COÏIINNE OU L ITALIE. 207
de honte de s'agiter, en présence de
tant de siècles, qui tous ont renversé
l'ouvrage de leurs prédécesseurs.
A côté des sept collines, ou sur leur
penchant ou sur leur sommet, on voit
s'élever une multitude de clochers, des
obélisques, la colonne Trajane, la co-
lonne AntOnine, latour de Conti, d'où
l'on prétend que Néron contempla l'in-
cendie deRome, et la coupole de Saint-
Pierre, qui domine encore sur tout ce
qui domine. Il semble que l'air est peu-
plé par tous ces monumens qui se pro-
longent vers le ciel, et qu'une ville
aérienne plane avec majesté sur la ville
de la terre.
En rentrant dans Rome, Corinne
fit passer Oswald sous le portique
d'Octavie, de cette femme qui a si bien
aimé et tant souffert; puis ils traver-
sèrent la Route Scélérate, par laquelle
l'infâme TuUie a passé, foulant le corps
de son père sous les pieds de ses che-
vaux; on voit de loin le temple élevé par
208 CORINNE OU l'italie.
Agrippine en rhonneiar de Claude,
qu'elle a fait empoisonner ; et l'on passe
enfin devant le tombeau d'Auguste,
dont l'enceinte intérieure sert aujour-
d'hui d'arène aux combats des animaux.
— Je vous ai fait parcourir bien ra-
pidement, dit Corinne à lord Nelvil,
quelques traces de l'histoire antique ;
mais vous comprendrez le plaisir qu'on
peut trouver dans ces recherches, à la
fois savantes et poétiques, qui parlent
à l'imagination comme à la pensée. Il y
a dans Rome beaucoup d'hommes dis-
tingués dont la seule occupation est de
découvrir un nouveau rapport entre
l'histoire ctles ruines. — Jenesaispoint
d'étude qui captivât davantage mon
intérêt, reprit lord Nclvil, si je me
sentais assez de calme pour m y livrer :
ce genre d'érudition est bien plus animé
que celle qui s'acquiert par les livres :
on dirait que Ton fait revivre ce qu'on
découvre, et que le passé reparaît sous
la poussière qui la enseveli. — Sans
CORINNE ou l'iTALIE. 209
doute, dit Corinne, et ce n'est pas un
vain préjugé que cette passion pour les
temps antiques. Nous vivons dans un
siècle où l'intérêt personnel semble le
seul principe de toutes les actions des
hommes; et quelle sympathie, quelle
émotion, quel enthousiasme pourrak
jamais résulter de l'intérêt personnel !
Il est plus doux de rêver à ces jours de
dévouement, desacrifice et d'héroïsme
qui pourtantont existé, et dont la terre
porte encore les honorables traces. —
210 CORINNE OU l'itALIE.
CHAPITRE Iir.
V^oRiNNE se flattait en secret d'avoir
captivé lecœurd'Osvvald : maiscommo
elle connaissaitsa réserve et sa sévérité,,
elle n'avait point osé hii montrer tout
i^intérét qu'il lui inspirait, quoiqu'elle
fut disposée, par caractère, à ne poii>t
tacher ce qu'elle éprouvait. Peut-être
aussi croyait-elle que, même en se par-
lant sur des sujets étrangers à leur sen-
timent, leur voix avait un accent qui
trahissait leur affection mutuelle, et
qu'un aveu secret d'amour était peint
dans leurs regards et dans ce langage
mélancolique et voilé qui pénètre sl
profondément dans l'ame.
Un matin, lorsque Corinne se pré-
parait à continuer ses courses avec Os-
wald, elle reçut un billet de lui, près-
CORINNE OU l'iTALIE. 211'
que cérémonieux, qui lui annonçait que
le mauvais état de sa santé le retenait
chez lui pour quelques jours. Une in-
quiétude douloureuse serra le cœur de
Corinne : d'abord elle craignit qu'il ne
fut dangereusement malade ; mais le
comte d'Erfeuil, qu'elle vit le soir, lui
dit que c'était un de ces accès de mé-
lancolie auxquels il était très-sujet, et
pendant lesquels il ne voulait parler à
personne. — Moi-même, dit alors le
comte d'Erfeuil, quand il est comme
cela, je ne le vois pas. — Ce moi-même
déplaisait assez à Corinne, mais elle se
sarda bien de le témoigner au seul
homme qui pût lui donner des nou-
velles de lord Nelvil. Elle l'interrogea,
se flattant qu'un homme aussi léger,,
du moi-ns en apparence, lui dirait tout
ce qu'il savait. Mais tout à coup, soit
qu'il voulût cacher par un air de mys-
tère qu'Oswald ne lui avait rien confié,
soit qu'il crût plus honorable de refuser
ce qu'on lui demandait que de l'accor-
212 CORINNE OU l'iTALIE.
der, ilopposaun silence imperturbable
à 1 ardente curiosité de Corinne. Elle,
qui avait toujours eu de l'ascendant
sur tous ceux à qui elle avait parlé,
ne pouvait comprendre pourquoi ses
moyens de persuasion étaient sans effet
sur le comte d'Erfeuil ^ ne savait-elle
pas que lamour-propre est ce quHy a
au monde de plus inflexible ?
Quelle ressource restait-il donc àCo-
rinne pour savoircequisepassaitdans
le cœur d'Oswald l lui écrire ? Tant de.
mesure est nécessaire en écrivant ! et
Corinne était surtout aimable par la-
bandon et le naturel. Trois jours s'é-
coulèrent, pendant lesquels elle ne vit
pointlordNelvil, et fut tourmentée par
une agitation mortelle. — Qu'ai-je donc
fait, se disait-elle, pour le détacher de
moi ? je ne lui ai point dit que je l'ai-
mais, je n'ai point eu ce tort siterrible
en Angleterre, et si pardonnable en
Italie. L'a-t-il deviné ? Mais pourquoi
m'en estimerait-il moins ? — Oswald
CORINNE ou l'iTALIE. 213
ne s'était éloigné de Corinne que parce
q^u'il se sentait trop vivement entraîne
par son charme. Bien qu'il n'eût pas
donné sa parole d'épouser Lucile Ed-
germond, il savait que l'mtention de
son père avait été de la lui donner pour
femme, et il désirait de s'y conformer.
Enfui Corinne n"était point connue
sous son véritable nom, et menait,
depuis plusieurs années, une vie beau-
coup trop indépendante ; un tel ma-
riage n eût point obtenu (lord Nelville
croyait) lapprobation de son père, et
il sentait bien que ce n'était pas ainsi
qu'il pouvait expier ses torts enverslui.
Voilà quels étaient ses motifs pour
s'éloigner de Corinne. Il avait formé le
projet de lui écrire en quittant Rome,
ce qui le condamnait à cette résolution;
mais comme il ne s'en sentait pas la
force, il se bornait à ne pas aller chez
elle, et ce sacrifice, toutefois, lui parut
<lès le second jour, trop pénible.
Corùine étaitfrappée de l'idée qu'elle
^14 CORINNE OU l'iTALIE.
ne reverrait plus Oswald, qu'il s'en
irait sans lui dire adieu. Elle s'atten-
dait à chaque instant à recevoir la
nouvelle de son départ ; et cette crainte
exaltait tellement son sentiment, qu'elle
se sentit saisie tout à coup par la pas-
sion, par cette griffe de vautour sous
laquelle le bonheur et l'indéi^endance
succombent. Ne pouvant rester dans
sa maison, où lord Nelvil ne venait
pas, elle errait quelquefois dans les
jardins de Rome, espérant le rencon-
trer. Elle supportait mieux les heures
pendant lesquelles se promenant au
hasard, elle avait une chance quelcon-
que de l'apercevoir. L'imagination ar-
dente de Corinne était la source de son
talent; mais, pour son malheur, cette
imagination se mêlait à sa sensibilité
naturelle, et la lui rendait souvent
très-douloureuse.
Le soir du quatrième jour de cette
«ruelle absence ilfaisïiit un beau clair
^clune, et Rome estbien belle pendant
CORINNE OV L^ITALIE. 215
le silence de la nuit : il semble alors
q-u'elle n'est habitée que par ses illus-
tres ombres. Corinne, en revenant de
chez une femme de ses amies, oppres-
sée par la douleur, descendit de sa
voiture et se reposa quelques instans
près de la fontaine de Trevi, devant
cette source abondante qui tombe en
cascade au milieu de Rome, et semble
comme la vie de ce tranquille séjoun
Lorsque pendant quelques jours cette
«ascade s'arrête, on dirait que Rome est
frappée de stupeur. C'est le bruit des
voitures que l'on a besoin d'entendre
dans les autres villes, à Rome c'est le
murmure de cette fontaine immense'
^ui semble comme l'accompagnement
nécessaire à l'existence rêveuse qu'on y
mène : l'image de Corinne se peignit
dans cette onde si pure, qu'elle porte
depuis plusieurs siècles le nom de Veau
mrginale. Oswald, qui s'était arrêté
dans le même lieu peu de momens"
après, aperçut le charmant visage de'
21() CORINNE OU l'iTALIE.
son amie qui se répétait dans l'eau. Il
fut saisi d'une émotion tellement vive
qu'il ne savait pas d'abord si c'était son
imagination qui lui faisait apparaître
Tombre de Corinne, comme tant de fois
elle lui avait montré celle de son père; il
se pencha vers la fontaine pour mieux
voir, et ses propres traits vinrent alors
se réfléchir à côté de ceux de Corinne.
Elle le reconnut, fit «n cri, s'élança
v€rs lui rapidement et lui saisit le bras,
comme si elle eût craint qu'il ne s échap-
pât de nouveau ; mais à peine se fut-
elle livrée à ce mouvement trop impé-
tueux, qu'elle rougit, en se ressouve-
nant du caractère de lord Nelvil,
d'avoir montré si vivement ce qu'elle
éprouvait ; et laissant tomber la main
qui retenait Oswald, elle se couvrit le
visage avec l'autre pour cacher ses
pleurs.
— Corinne, dit Oswald, chère Co-
rinne, mon absence vous a donc rendue
malheureuse ! — Oh, oui, répondit-elle,
C O R I N NE '-^PÔ '£ ITÀ'tt k. 217
et VOUS en étiez sûr! Pourquoi donc me
iaire du mal? ai -je mérité de souffrir
par vous! — Non, s'écria lord Nelvil,
non/ sans doute. Mais si je ne me crois
pas libre, si je sens que je n'ai dans le
cœur que des orages et des regrets,
pourquoi vous associerais-je à cette
tourmente de sentimens et de craintes ?
Pourquoi — Il n'est plus temps,
interrompit Corinne, il n'est plus temps,
la douleur est déjà dans mon sein,
ménagez-moi. — Vous, de la dou-
leur? reprit Oswald; est-ce aii milieu
d'une carrière si brillante, de tant de
succès, avec une imagination si vive ?
— Arrêtez, dit Corinne, vous ne me
connaissez pas ; de toutes mes facultés
la plus puissante c'est la faculté de
souffrir. Je suis née pour le bonheur,
mon caractère est confiant, mon ima-
gination est animée; mais la peine ex-
cite en moi je ne sais quelle impétuosité
qui peut troubler ma raison ou me
donner la mort. Je vous le répète en-
To7ne ]. K
218 CORINNE ou L'ITALIE.
core, ménagez-moi; la gaieté, la mo-
bilité ne me servent qu'en apparence;
mais il y a dans mon ame des abîmes
de tristesse dont je ne pouvais me dé-
fendre qu'en me préservant de l'a-
mour.
Corinne prononçaces motsavec une
expression qui émut vivement Oswald.
— ^Je reviendrai vous voir demain ma-
tin, reprit-il, n'en doutez pas, Corinne.
— Me le jurez-vous? dit-elle avec une
inquiétude qu'elle s'efïorçaiten vain de
cacher. — Oui, je le jure, s'écria lord
Nelvil; et il disparut.
LIVRE V.
LES TOMBEAUX, LES EGLISES ET LES PALAIS.
CHAPITRE PREMIER.
J_^E lendemain, Oswald et Corinne
furent embarrassés l'un et l'autre en se
revoyant. Corinne n'avait plus de con-
fiance dans l'amour qu'elle inspirait.
Oswald était mécontent de lui-même :
il se connaissait dans le Cai'actère un
genre de faiblesse qui l'irritait quel-
quefois contre ses propres sentimens
comme contre une tyraimie ; et tous
les deux cherchèrent à ne pas se parler
de leur affection mutuelle. — Je vous
propose aujourd'hui, dit Corinne, une
course assez solennelle, mais qui sûre-
ment vous intéressera : allons voir les
tombeaux ; allons voir le dernier asile
K 2
220 CORINNE OU l'italie.
de ceux qui vécurent parmi les monu-
mens dont nous avons contemplé les
ruines. -^Oui, répondit Oswald, vous
avez deviné ce qui convient à la dis-
position actuelle de mon ame ; et il
prononça ces mots avec un accent si
douloureux, que Corinne se tut quel-
ques momens, n'osant pas essayer de
lui parler. Mais reprenant courage par
le désir de soulager Oswald de ses
peines, ^n l'intéressant vivement à
tout ce qu'ils voyaient ensemble, elle
lui dit; — Vous le savez, mylord, loin
que chez les anciens l'aspect des tom-
beaux découragcâtlesvivans,on croyait
inspirerune émulation nouvelle en pla-
çant ces tombeaux sur les routes pu-
bliques, afin que retraçant aux jeunes
gens le souvenir des hommes illustres,
ils invitassent silencieusement à les
imiter. — Ah! que j'envie, dit Oswald
en soupirant, tous ceux dont les re-
grets ne sont pas mêlés à des remords !
— Vous, des remords, s'écria Corinne,
CORIXNE OU l'iTALIE. 221
VOUS ! Ah î je suis certaine qu'ils ne sont
en vous qu'une vertu de plus, un scru-
pule du cœur, une délicatesse exaltée.
— Corinne, Corinne, n'approchez pas
de ce sujet, interrompit Oswald : dans
votre heureuse contrée les sombres
'pensées disparaissent à la clarté des
cieux; mais la douleur qui a creusé
jusqu'au fond de notre ame ébranle à
jamais toute notre existence. — Vous
me jugez mal, répondit Corinne ; je
vous l'ai déjà dit, bien qlie mon carac-
tère soit fait pour jouir vivement du
bonheur, je souffrirais plus que vous,
si.... Elle n'acheva pas, et changea de
discours. — Mon seul désir, mylord,
continua-t-elle, c'est de vous distraire
un moment; je n'espère rien de plus.
— La douceur de cette réponse toucha
ïord Nelvil ; et voyant une ex Tession
de mélancolie dans les regards de Co-
rinne naturellement si pleins d'intérêt
et de flamme, il se reprocha d'attrister
une personne née pour les impressions
K 3
5222 CORINNE OL! l'iTAIII.
vives et douces, et s efforça de l'y rame-
ner. Mais l'inquiétude qu'éprouvait Co-
rinne sur les projets d'Oswald, sur la
possibilité de son départ, troublait en-
tièrement sa sérénité accoutumée.
Elle conduisit lord Nelvil hors des
portes de la ville, sur les anciennes
traces de la voie Appienne. Ces traces
sont marquées, au milieu de la cam-
pagne de Rome, par des tombeaux à
droite et à gauche dont les ruines se
voient à perte de vue à plusieurs milles
en-delà des murs. Les Romains ne
souffraient pas qu'on ensevelît les
morts dans l'intérieur de la ville ; les
tombeaux seulsdesempereurs y étaient
admis. Cependant un simple citoyen,
nommé Publias Bibulus, obtint cette
faveur, en récompense de ses vertus
obscures. Les contemporains, en effet,
honorent plus volontiers celles-là que
toutes les autres.
On passe, pour aller à la voie Ap-
pienne, par la porte St -Sébastien, au-
CORINNE OU l'italie. 223
ti'efois appelée Capene. Cicéron dit
qu'en sortant par cette porte, les tom-
beaux qu'on aperçoit les premiers sont
ceux des Mételius, des Scipions et des
Servilius. Le tombeau de la famille des
Scipions a été trouvé dans ces lieux
mêmes, et transporté depuis au Vati-
can. C'est presqu'un sacrilège de dé-
placer les cendres, d'altérer les ruinea:
l'imagination tient de plus près qu'on
ne croit à la morale ; il ne faut pas
l'offenser. Parmi tant de tombeaux
qui frappent les regards, on place des
noms au hasard, sans pouvoir être
assuré de ce qu'on suppose; mais cette
incertitude même inspire une émotion
qui ne permet de voir avec indiffé-
rence aucun de ces monumens. Il en
est dans lesquels des maisons de paysans
sont pratiquées ; car les Romains con-
- sacraient un grand espace et des édi-
fices assez vastes à l'urne funéraire de
leurs amis ou de leurs concitoyens illus-
tres. Ils n'avaient pas cet aride principe
K4
224 CORINNE OU l'iTALJE.
d'utilité qui fertilise quelques coins de
terre de plus, en frappant de stériiitcle
vaste domaine du sentiment et de la
pensée.
On voit, à quelque distance de la
voie Appiennc, un temple élevé par
la république A l'Honneur et à la Vertu ;
un autre au Dieu qui a fait retourner
Annibal sur ses pas ; la fontaine d'E-
gerie, où Numa allait consulter la di-
vinité des hommes de bien, la cons-
cience interrogée dans la solitude. Il
semble qu'autour de ces tombeaux les
traces seules des vertus subsistent en-
core. Aucun monument des siècles du
crime ne se trouve à côté des lieux où
reposent ces illustres morts; ils se sont
entourés d'une honorable espace, où
les plus nobles souvenirs peuvent ré-
gner sans être troublés.
L'aspect de la campagne autour de
Borne a quelque chose de singulière-
ment remarquable: sans doute c'est un
désert, car il n'y a point d'arbres ni
CORINNE OU l'italie. 225
d'habitations; mais la terre est couverte
de plantes naturelles que l'énergie de
la végétation renouvelle sans cesse. Ces
plantes parasites se glissent dans les
tombeaux, décorent les ruines, et sem-
blent là seulement pour honorer les
morts. On dirait que l'orgueilleuse
nature a repoussé tous les travaux de
■ l'homme, depuis que les Cincinnatus
ne conduisent plus la charrue qui sil-
lonnait son sein; elle produit des plan-
tes au hasard, sans permettre que les
vivans se servent de sa richesse. Ces
plaines incultes doivent déplaire aux
agriculteurs, aux administrateurs, à
tous ceux qui spéculent sur la terre
et veulent l'exploiter pour les besoins
de l'homme ; mais les âmes rêveuses,
que la mort occupe autant que la vie,
se plaisent à contempler cette campa-
gne de Rome où le temps présent n'a
imprimé aucune trace ; cette terre qui
chérit ses morts, et les couvre avec
amour des inutiles fleurs, des inutiles
k5
226 CORINNE OU l'iTALIE.
plantes qui se traînent sur le sol, et ne
s'élèvent jamais assez pour se séparer
des cendres qu elles ont l'air de ca-
resser.
Oswald convint que dans ce lieu Ton
devait goûter plus de calme que par-
tout ailleurs. Lame n'y souffre pas au-
tant par les images que la douleur lui
représente; il semble que l'on partage
encore avec ceux qui ne sont plus les
charmes de cet air, de ce soleil et de
cette verdure. Corinne observa l'im-
pression que recevait lord Nelvil, et
elle en conçut quelque espérance : elle
ne se flattait point de consoler Oswald ;
elle n'eût pas même souhaité d'effacer
de son cœur les justes regrets qu'il de-
vait à la perte de son père; mais il y a
dans le sentiment même des regrets
quelque chose de doux et d'harmonieux
qu'il faut tâcher de faire connaître <\
ceux qui n'en ont encore éprouvé que
les amertumes, c'est le seul bien qu'on
puisse leur faire.
CORINNE OU l'italie. 227
— Arrêtons-nous ici, dit Corinne,
en face de ce tombeau, le seul qui reste
erK:ore presqu'en entier ; ce n'est point
le tombeau d'un Romain célèbre, c'est
celui de Cécilia Métella, jeune fille à
qui son père a fait élever ce monu-
ment.— Heureux, dit Oswald, heu-
reux lès enfans qui meurent dans les
bras de leur père, et reçoivent la mort
dans le sein qui leur donna la vie, la
mort elle-même alors perd son aiguillon
pour eux. — Oui, dit Corinne avec émo-
tion, heureux ceux qui ne sont pas
orphelins. Voyez, on a sculpté des
armes sur ce tombeau, bien que ce
soit celui d'une femme ; mais les filles
des héros peuvent avoir sur leurs tom-
bes les trophées de leur père : c'est une
belle union que celle de l'innocence et
de la valeur. Il y a une élégie de Pro-
perce qui peint mieux qu'aucun autre
écrit de l'antiquité, cette dignité des
femmes chez les Romains, plus impo-
sante et plus pure que l'éclat même
k6
228 CORINNE ou l'italie.
dont elles jouissaient pendant le temps
de la chevalerie. Cornélie, morte dans
sa jeunesse, adresse à son époux les
adieux et les consolations les plus tou-
chantes, et Ton y sent presqu'à chaque
mot tout ce qu'il y a de respectable
et de sacré dans les liens de famille. Le
noble orgueil d une vie sans tache se
peint dans cette poésie majestueuse des
. Latins, dans cette poésie noble et sé-
vère comme les maîtres du monde.
Oui, dit Cornélie, aucuiie tache ri a
souillé ma vie depuis l hymen Jusqu'au
bûcher; jai %'écu pure entre les deux
fiamheaux (^^). Quelle admirable ex-
pression, s'écria Corinne \ quelle image
sublime ! et qu'il est digne d'envie le
sort de la femme qui peut avoir ainsi
conservé la plus parfaite unité dans sa
destinée, et n'emporte au tombeau
qu'un souvenir ! c'est assez pour une
vie. —
En achevant ces mots, les yeux de
Corinne se remplirent de larmes; un
CORINNE OU l'iTALIE. Q2^
sentiment cruel, un soupçon pénible
s emparaducœurd'Oswald.— Corinne,
s ecria-t-il, Corinne, votre ame délicate
n'a-t-elle rien à se reprocher ? si je pou-
vais disposer de moi, si je pouvais
m offrir à vous, n'aurais-je point de
rivaux dans le passé? pourrais-je être
ticr de mon choix? une jalousie cruelle
ne troublerait-elle pas mon bonheur?
— Je suis libre, et je vousaime comme
je n'ai jamais aimé, répondit Corinne,
que voulez-vous de plus ? Faut-il me
condamner à vous avouer qu'avant de
vous avoir connu, mon imagination
a pu me tromper sur l'intérêt qu'on
m'inspirait ! Et n'y a-t-il pas, dans le
cœur de l'homme, une pitié divine pour
les erreurs que le sentiment, ou du moins
l'illusion du sentiment, aurait fait com-
mettre ! — En achevant ces mots, une
rougeur modeste couvrit son visage.
Oswald tressaillit, mais il se tut. Il y
avait dans le regard de Corinne une
expression de repenthr et de timidité.
t30 CORINNE OU l'iTALIE.
qui ne lui permit pas de la juger avec
rigueur, et il lui sembla qu'un rayon
du ciel descendait sur elle pour l'ab-
soudre. Il prit sa main, la serra contre
son cœur, et se mit à genoux devant
elle sans rien prononcer, sans rien pro-
mettre, mais en la contemplant avec
un regard d'amour qui laissait tout
espérer.
— Croyez-moi, dit Corinne a lord
Nelvil, ne formons point de plan pour
les années qui suivront. Les plus heu-
reux momens de la vie sont encore
ceux qu'un hasard bienfaisant nous ac-
corde. Est-ce donc ici, est-ce donc au
milieu des tombeaux qu'il faut tant
croire à l'avenir ? — Non, s'écria lord
Nelvil, non, je ne crois point à l'avenir
qui nous séparerait ! Ces quatre jours
d'absence m'ont trop bien appris que
je n'existais plus maintenant que par
vous. — Corinne ne répondit rien à ces
douces paroles, mais elle les recueillit
religieusement dans son cœur; elle
CORINNE OU L ITALIE. 231
craignait toujours, en prolongeantl'en-
tretien sur le sentiment qui seul roc-
cupait, d'exciter Oswald à déclarer ses
projets avant qu'une plus longue ha-
bitude lui rendît la séparation impos-
sible. Souvent même elle dirigeait à
dessein son attention vers lesobjets ex-
térieurs ; comme cette sultane des
contes arabes qui cherchait à captiver,
par mille récits divers, l'intérêt de celui
qu elle aimait, afin d'éloigner la déci-
sion de son sort jusqu'au moment où
les charmes de son esprit remportèrent
la victoire.
232 CORINNE OU l'italie.
CHAPITRE II.
-N ON loin de la voie Appienne, Os-
wald et Corinne se firent montrer les
Columbarium où les esclaves sont réu-
nis à leurs maîtres, où l'on voit dans un
même tombeau tout ce qui vécut par
la protection d'un seul homme ou d'une
seule femme. Les femmes de Livie, par
exemple, celles qui, consacrées jadis
aux soins de sa beauté, luttaient pour
elle contre le terinps, et disputaient aux
années quelques-uns de ses charmes,
sont placées à côté d'elle dans de pe-
tites urnes. On croit voir une collection
de morts obscurs autour d'un mort il-
lustre, non moins silencieux que son
cortège. A peu de distance de là, l'on
aperçoit un champ où les vestales in-
fidèles à leurs vœux étaient enterrées
vivantes; singulier exemplede fanatisme
CORINNE ou l'itALIE. Q33
dans une religion naturellement tolé-
rante.
■ — Je ne vous mènerai point aux Ca-
tacombes, dit Corinne à lord Nelvil,
quoique, par un hasard singulier, elles
soient au-dessous de cette voie Ap-
pienne, et que les tombeaux habitent
ainsi sous les tombeaux. Mais cet asile
des Chrétiens persécutés a quelque
chose, de si sombre et de si terrible,
que je ne puis me résoudre à y retour-
ner ; ce n'est pas cette mélancolie tou-
chante que l'on respire dans les lieux
ouverts, c'est le cachot près du sépulcre,
c'est le supplice de la vie à côté des hor-
reurs de la mort. Sans doute on se sent
pénétré d'admiration pour les hommes
qui, par la seule puissance de l'enthou-
siasme, ont pu supporter cette vie sou-
terraine, et se sont ainsi séparés en-
tièrement du soleil et de la nature ;
maisl'ameestsimalàraisedans ce lieu,
qu'il n'en peut résulter aucun bien pour
elle. L'homme est une partie de la créa-
234 CORINNE OU I.'iTALIE.
tien, il faut qu'il trouve son harmonie
morale dans l'ensemble de l'univers^-
dans l'ordre habituelde la destinée ; et
de certaines exceptions violentes et re-
doutables peuvent étonner la pensée,,
mais effraient tellement l'imagination,
que la disposition habituelle de l'ame
ne saurait y gagner. Allons plutôt,
continua Corinne, voir la pyramide de
Cestius ; les protestans qui meurent ici
sont tous ensevelis autour de cette pyra-
mide, et c'est un doux asile, tolérant et
libéral. — Oui, répondit Oswald, c'est
là que plusieurs de mes compatriotes
ont trouvé leur dernier séjour. Allons-y;
peut être est-ce ainsi du moihs que je
ne vous quitterai jamais.— Corinne
frémit à ces mots, et sa main tremblait
en s appuyant sur le bras de lord Nel-
vil. — Je suis mieux, reprit-il, bien
mieux depuis que je vous connais. — Et
le visage de Corinne fut éclairé de nou-
veau par cette joie douce et tendre^
son expression habituelle.
CORINNE OU L ITALIE. 235
Cestius présidait aux jeux des Ro-
mains; sou nom ne se trouve point
dans l'histoire, mais il s'est illustré par
son tombeau. La pyramide massive qui
le renferme défend sa mort de l'oubli
qui atout-à-faiteffacésa vie. Aurélien,
craignant qu'on ne se servît de cette py-
ramide comme d'une forteresse pour
attaquer Rome, l'a fait enclaver dans
les murs qui subsistent encore, non pas
comme d'inutiles ruines, mais comnie
l'enceinte actuelle de Rome moderne.
On dit que les pyramides imitent, par
leur forme, la flamme qui s'élève sur
un bûcher. Ce qu'il y a de certain,
c'est que cette forme mystérieuse attire
les regards et donne un caractère pit-
toresque à tous les points de vue dont
elle fait partie. En face de cette pyra-
mide est le mont Testacée, sous lequel
il y a des grottes extrêmement fraîches
où l'on donne des festins pendant l'été.
Les festins, à Rome, ne sont point trou-
blés par la vue des tombeaux. Les pins
Û36 CORINNE OU L^ITALIE.
et les cyprès qu'on aperçoit de distance
en distance dans la riante campagne
dltalie retracent aussi ces souvenirs
solennels; et ce contraste produit le
inôme effet que les vers dliorace,
moriturc Delli,
Linqucnda tcllus, et domus^ etplaccns
Uxor {a),
au milieu des poésies consacrées à toutes
lesjouissances de la terre. Les anciens
ont toujours senti que l'idée delà mort
a sa volupté ; l'amour et les fêtes la rap-
pellent, et l'émotion d'une joie vive
semble s'accroîire par l'idée même de
la brièveté de là vie.
Corinne et lord Nelvil revinrent de
la course des tombeaux en côtoyant
(a) Dellius, il faut mourir
Il faut quitter la terre, et ta demeure, et toa
épouse chérie.
CORINNE OU- l'italie. 237
les bords du Tibre. Jadis il était cou-
vert de vaisseaux et bordé de palais ;
jadis ses inondations mêmes étaient re-
gar<lées comme des présages : c'était le
fleuve prophète, la divinité tutélaire de
Rome (^*). Maintenant on dirait qu'il
coule parmi les ombres, tant il est so-
litaire, tant la couleur de ses eaux pa-
raît livide î Les plus beaux monumens
des arts, les plus admirables statues
ont été jetés dans le Tibre, et sont ca-
chés sous ses flots. Qui sait si, pour les
chercher, on ne le détournera pas un ,
jour de son lit? Mais quand on songe
que les chefs-d'œuvre du génie humain
sont peut-être là devant nous, et qu'un
ceil plus perçant les verrait à travers
les ondes, l'on éprouve je ne sais quelle ^
émotion qui renaît à Rome sans cesse
sous diverses formes, et fait trouver une
société pour la pensée dans les objets
physiques, muets partout ailleurs.
238 CORINNE OU l'iTALIE.
CHAPITRE IIL
JAapiiael a dit que Rome moderne
était presqu'en entier bâtie avec les dé-
bris de Rome ancienne ; et il est certain
qu'on ny peut faire un pas sans être
frappé de quelques restes de l'anti-
quité. L'on aperçoit les murs éternelsy
selon l'expression de Pline, à travers
l'ouvrage des derniers siècles; les édi-
fices de Rome portent presque tous une
empreinte historique ; on y peut remar-
quer, pour ainsi dire, la physionomie
des âges. Depuis les Etrusques jusqu'à
nos jours, depuis ces peuples plus an-
ciens que les Romains même, et qui
ressemblent aux Egyptiens par la soli-
dité de leurs travaux et la bizarrerie
de leurs dessins, depuis ces peuples
jusqu'au chevalier Bernin, cet artiste
CORINNE OU l'iTALIE. QSQ
■ maniéré, comme les poètes italiens du
<iix-septième siècle, on peut observer
Tesprit humain àRome dans les différens
caractères des arts, des édifices et des
ruines. Le moyen âge et le siècle bril-
lantdes Médicis reparaissent à nos yeux
par leurs œuvres, et cette étude du
passé dans les objets présens à nos re-
gards nous fait pénétrer le génie des
temps. On croit que Rome avait autre-
fois un nom mystérieux, qui n'était
connu que de quelques adeptes; il sem-
ble qu'il est encore nécessaire d'être
initié dans le secret de cette ville. Ce
n'est pas simplement un assemblage
d'habitations, c'est l'histoire du monde,
figurée par divers emblèmes, et repré-
sentée sous diverses formes.
Corinne convint avec lord Nelvil
qu'ils iraient voir ensemble d'abord les
édifices de Rome moderne, jet qu'ils
réserveraient pour un autre 4;emps les
admirables collections de ^tableaux et
de statues qu'elle renferme. Peut-JÊtre
240 CORINNE OU L ITALIE.
sans s'en rendre raisc", Corinne dési-
rait-elle de renvoyer le plus qu'il était
possible ce iju'on ne peut se dispenser
d<î connaître à Rome ; car qui l'a jamais
quittée sans avoir contemplé l'Apollon
du Belvédère et les tableaux de Ra-
phaël! Cette garantie, toute faible qu elle
était, qu'Oswald ne partirait pas encore,
plaisait à son imagination. Y a-t-il de
la fierté, dira-t-on, à vouloir retenir
ce qu'on aime par un autre motif que
celui du sentiment? Je ne sais, mais
plus on aime, moins on se fie au senti-
ment que Ton inspire ; et quelle que soit
la cause qui nous assure la présence
de l'objet qui nous est cher, on l'accepte
toujours avec joie. Il y a souvent bien
de la vanité dans un certain genre de
fierté ; et si des charmes généralement
admirés, tels que ceux de Corinne, ont
un véritable avantage, cest qu'ils per-
mettent de placer son orgueil dans le
sentiment qu'on éprouve, plus encore
que dans celui qu'on inspire.
CORINNE OU l'iTALIE. 241
Corinne et lord Nelvil recommen-
cèrent leurs courses par les églises les
plus remarquables entre les nombreuses
églises de Rome; elles sont toutes
décorées par les magnificences an,-
tiques ; mais quelque chose de sombre
et de bizarre se mêle à ces beaux mar-
bî'es, à ces ornemens de fôte enlevés
aux temples païens. Les colonnes de
porphyre et de granit étaient en si grand
nombre à Rome, qu'on les a prodiguées
presque sans y attacher aucun prix.
A Sàint-Jean de Latran, dans cette
église fameuse par les conciles qui y
ont été tenus, on trouve une telle quan-
tité de colonnes de marbre, qu'il en
est plusieurs qu'on a recouvertes, d'un
mastic de plâtre pour en faire des
pilastres, tant la multitude de ces
richesses y avait rendu indifférent !
Quelques-unes de ces colonnes étaient
dans le tombeau d'Adrien, d autres au
Capitole ; celles-ci porterit encore sur
leur chapiteau la figure des oies qui ont
Tome 1. {
^42 côRIN^^E ou l'italie.
sauvé le peuple romain ; ces colonnes
soutiennent des ornemcns gothiques,
et quelques-unes, des oruemens à la
manière des Arabes. L'urne d'Agrippa
recèle les cendres d'un pape, car les
morts eux-mêmes ont cédé la place
à d'autres morts, et les tombeaux ont
presque aussi souvent changé de maî-
tres que la demeure des vivans.
Près de Saint-Jean de Latran est
l'escalier saint, transporté, dit-on, de
Jérusalem à Rome. On ne peut le mon-
ter qu'à genoux. César lui-même et
Claude montèrent aussi à genoux l'es-
calier qui conduisait au temple de Ju-
piter Capitolin. A côté de Saint- Jean
de Latran est le baptistère où Ton dit
que Constantin fut baptisé. Au milieu
de la place l'on voit un obélisque qui
est peut-être le plus ancien monument
qui soit dans le monde. Un obélisque
contemporain de la guerre de Troye !
un obélisque que le barbare Cambyse
respecta cependant assez pour faire
C0RINÎ7E OU L^ITALIE. 243
arrêter en son honneur l'incendie d'une
ville ! un obélisque pour lequel un roi
mit en gage la vie de son fils unique!
Les Romains l'ont fait arriver miracu-
leusement du fond de l'Egypte jusqu'en
Italie; ils détournèrent le Nil de sou
cours pour qu'il allât le chercher et le
transportâtjusquàlamer;cetobélisque
est encore couvert des hiéroglyphes qui
gardent leur secret depuis tant de siè-
cles, et défient jusqu'à ce jour les plus
savantes recherches. Les Indiens, les
Egyptiens, l'antiquité de l'antiquité
nous seraient peut-être révélés par ces
signes. Le charme merveilleux de
Rome, ce n'est pas seulement la beauté
réelle de ses monumens, mais l'intérêt
qu'ils inspirent en excitant à penser ;
et ce genre d'intérêt s'accroît chaque
jour par chaque étude nouvelle.
Une des églises les plus singulières
de Rome, c'est St. -Paul: son extérieur
est celui d'une grange mal bâtie, et
l'intérieur est orn^ par quatre-Vmgts
1. 2
244 CORIN'NE ou L ITALIE.
colonnes d'un marbre si beau, d une
forme si parfaite, qu'on croit qu'elles
appartiennent à un ternple d'Athène»
décrit par Pausanias. Cicéron dit :
Mous sommes entourés des vestiges
de Vhistoirc. S'il le disait alors, que
dirons-nous maintenant !
Les colonnes, les statues, les bas-
reliefs de l'ancienne Rome sont telle-
ment prodigués dans les églises de la
ville moderne, qu'il en est une (^Sie.-
Agnès) où des bas-reliefs retournés
6ervent de marches à un escalier, sans
qu'on se soit donné la peine de savoir
ce qu'ils représentent. Quel étonnant
aspect offrirait maintenant Rome an-
tique, si l'on avait laissé les colonnes,
les marbres, lesstatues à la place même
où ils ont été trouvés ! la ville ancienne
presqu'en entier serait encore debout,
mais les hommes de nos jours ose-
raient-ils s'y promener ?
Ixs palais des grands seigneurs sont
jcxtrêmementvastes, d'une architecture
CORINNE OU l'italie. 245
souvent très-belle et toujours impo-
sante ; mais les ornemens de l'intérieur
sont rarement de bon goût, et Ton n'y
a point ridée de ces appartement élé-
gans que les jouissances perfectionnées
de la vie sociale ont fait inventer ail-
leurs. Ces vastes demeures des princes
romains sont désertes et silencieuses ;
les paresseux habitans de ces superbes
palais se retirent chez eux dans quel-
ques petites chambres inaperçues, et
laissent les étrangers parcourir leurs
magnifiques galeries, où les plus beaux
tableaux du siècle de LeonX sont réu-
nis. Ces grands seigneurs romains sont
aussi étrangers maintenant au luxe
pompeux de leurs ancêtres, que ces an-
cêtres l'étaient eux-mêmes aux vertus
austères des Romains de la république.
Les maisons de campagne donnent en-
core plus l'idée de cette solitude, de
cette indifférence des possesseurs au
milieu des plus admirables séjours du
monde. On se promène dans ces im-
L 3
246' CORINNE OU l'italil. •
menses jardins sans se douter qu'ils
ai^nt un maître. L'herbe croît au milieu
des allées, et, dans ces mêmes allées
abandonnées, les arbres sont taillés
artistemcnt selon l'ancien goût qui
régnait en Francej singulière bizar-
rerie que cette négligence du nécessaire
et cette affectation de Tinutile ! Mais
on est souvent surpris a Rome, et dans
la plupart des autres villes d'Italie, du
goût qu'ont les Italiens pour les orne-
mens maniérés, eux qui ont sans cesse
sous les yeux la noble simplicité de
Tantique. Ils aiment ce qui est bril-
lant plutôt que ce qui est élégant et
commode. Ils ont en tout genre les
avantages et les inconvéniens de ne
point vivre habituellement en société.
Leur luxe est pour l'imagination plutôt
que pour la jouissance ; isolés qu'ils
sont entre eux, ils ne peuvent redouter
l'esprit de moquerie qui pénètre rare-
ment à Rome dans les secrets, de la
maison : et l'on dirait souvent, à voir
CORINNE OU L'ITALIE. 247
le contraste du dedans et du dehors
des palais, que la plupart des grands
seiî^neurs d'Italie arrangent leurs de-
meures pour éblouir les passans, mais
non pour y recevoir des amis.
Après avoir parcouru les églises et
les palais, Corinne conduisit Oswald
dans la Villa Meliini, jardin solitaire
et sans autre ornement que des arbres
magnifiques. On voit de là, dans
l'éloignernent, la chaîne desAppenins;
la. transparence de l'air colore ces mon-
tagnes,les rapproche et les dessine d'une
manière singulièrement pittoresque.
Oswald et Corinne restèrent dans ce
lieu quelque temps pour goûter le
charme du ciel et la tranquillité de la
nature. On ne peut avoir Tidée de
cette tranquillité singulière quand on
n'a pas vécu dans les contrées méri- \
dionales. L'on ne sent pas, dans uiy — ^
jour chaud, le plus léger souffle de vent.
Les plus faibles brins de gazon sont
d'une immobilité parfaite ; les animaux
l4
248 CORIN^NE OU l'iTALIE.
eux-mêmes partagent l'indolence ins--
pirée pur le beau temps; à midi, voua
n'entendez point le bourdonnement des
mouches, ni le bruit des cigales, ni le
chant des oiseaux ; rml ne se fatigue
en agitations inutiles et passagères, tout
dort jusqu'au moment où les orages,
où les passions réveillent la nature vé-
hémente qui sort avec impétuosité de
son profond repos.
II y a dans les jardins de Rome un
grand nombre d'arbres toujours verts
qui ajoutent encore à l'illusion que fait
déjà la douceur du climat pendant
l'hiver. Des pins d'une élégance par-
ticulière, larges et touffus vers le som-
met, et rapprochés l'un de l'autre,
forment comme une espèce de plaine
dans les airs, dont l'effet est charmant
quand «n monte assez haut pour l'aper-
cevoir. Les arbres inférieurs sont placés
à l'abri de cette voûte de verdure.
Deux palmiers seulement se trouvent
CORINNE ou LïTALIE. 249
idans Rome, et sont tous les deux dans
des jardins de moiïies : l'un d'eux placé
sur une hauteur sert de point de vue à
distance, et l'on a toujours un senti-
Jnent de plaisir en apercevant, en re-
trouvant dans les diverses perspectives
de Rome, ce député de l'Afrique, cette
image d'un midi plus brûlant encore
que celui de l'Italie, et qui réveille tant
d'idées et de sensations nouvelles.
— Ne trouvez-vous pas, dit Corinne A
en contemplant avec Osvvald la cam- j
pagne dont ils étaient environnés, que ■
la nature en Italie fait plus rêver que
partout ailleurs ? On dirait, qu elle eaC -i , ,
ici plus en relation avec l'homme, et
que le créateur s'en sert comme d'un
langage entre la créature et lui. — Sans
doute, reprit Oswald, je le crois ainsi ;
mais qui sait si ce n'est pas l'attendris-
sement profond que vous excitez dans
mon cœur qui me rend sensible à tout
ce que je vois? Vous me révélez les i
pensées et les émotions que les objets
L 5
250 CORINNE OU L'ITALIE.
extérieurs peuvent faire naître. Je ne
vivais que dans mon cœur, vous avez
réveillé mon imagination. Mais cette
magie de l'univers que vous m'apprenez
à connaître ne m'offrira jamais rien de
plus beau que votre regard, de plus
touchant que votre voix. — Puisse ce
sentiment que je vous inspire aujour-
d'hui durer autant que ma vie, dit
Corinne, ou du moins puisse ma vie
ne pas durer plus que lui ! — ^
Oswald et Corinne terminèrent leur
voyage de Rome par la Villa Borghèse,
celui de tous les jardins et de tous les
palais romains où les splendeurs de la
nature et des arts sont rassemblées avec
le plus de goût et d'éclat. On y voit des
arbres de toutes les espèces et des eaux
magnifiques. Une réunion incroyable
de statues, de vases, de sarcophages
-antiques, se mêlent avec la fraîcheur de
la jeune nature du sud. La mythologie
des anciens y semble ranimée. Les
naïades sont placées sur le bord des
CORINNE OU l'iTALIE. 251 '
ondes, les nymphes dans des bois
dignes d'elles, les tombeaux sous des
ombrages élyséens, la statue d'Escu-
lape est au milieu d'une île, celle de
Vénus semble sortir des ondes; Ovide
et Virgile pourraient se promener dans
ce beau lieu, et se croire encore au
siècle d'Auguste. Les chefs-d'œuvre de
sculpture que renferme le palais lui
donnent une magnificence à jamais
nouvelle. On aperçoit de loin, à travers
les arbres, la ville de Rome et St -Pierre,
et la campagne et les longues arcades,
débris des aqueducs qui transportaient
les sources des montagnes dans l'an-
cienne Rome. Tout est là pour la pen-
sée, pour l'imagination, pour la rêverie.
Les sensations les plus pures se con-
fondent avec les plaisirs de l'ame, et
donnent l'idée d'un bonheur parfait;
mais quand l'on demande, pourquoi
ce séjour ravissant n'est-il pas habité ?
l'on vous répond que le mauvais air
{la cattiva aria) ne permet pas d'^
vivre pendant l'été, l Q
252 CORINNE OU l'italie.
Ce mauvais air fait pour ainsi dire
le siège de Rome ; il avance chaque
année quelques pas de plus, et l'on est
forcé d'abandonner les plus charmantes
habitations à son empire: sans doute
labsence d'arbres dans la campagne
autour de la ville en est une des causes,
et c'est peut-être pour cela que les an-
ciens Romains avaient consacré les bois
aux déesses, afin de les faire respecter
par le peuple. Maintenant des forêts^
sans nombre ont été abattues ; pour-
rait-il en efiet exister de nos jours des-
lieux assez sanctifiés pour que l'avidité
s'abstînt de les dévaster? Le mauvais
air est le fléau des habitans de Rome,
et menace la ville d'une entière dépo-
pulation ; mais il ajoute peut-être en-
core à l'effet que produisent les super-
bes jardins qu'on voit dans l'enceinte
de Rome. L'influence maligne ne se
fait sentir par aucun signe extérieur;
vous respirez un air qui semble pur
et qui est très-agréable; la terre est
riante et fertile ; une fraîcheur délicieuse
CORINNE OU l'iTALIE. îiSl^
VOUS rç;pose le soir des chaleurs brû-
lantes du jour; et tout cela, cest la
mort !
— J'aime, disait Oswald à Corinne,
ce danger mystérieux, invisible, ce
danger sous la forme des impressions
les plus douces. Si la mort n'est, comme
je le crois, qu'un appel à une exis-
tence plus heureuse, pourquoi le par-
fum des fleurs, l'ombrage des beaux
arbres, le souffle rafraîchissant du soir
ne seraient-ils pas chargés de nous
en apporter la nouvelle ? Sans doute le
gouvernement doit veiller de toutes les
manières â la conservation de la vie
humaine, mais la nature a des secrets
que l'imagination seule peut pénétrer;
etje conçois facilement que les habitans
et les étrangers ne se dégoûtent point
de Rome par le genre de péril que
l'on y court pendant les plus belles
saisons de l'année. —
• LIVRE VI.
L*ES MŒURS ET LE CARACTERE DES ITALIENS-
CHAPITRE PREMIER.
jLi'iRRÉsoLUTiON du Caractère d'Os-
wald, augmentée par ses malheurs, le
portait à craindre tous les partis irré-
vocables. Il n'avait pas même osé, dans
son incertitude, demander à Corinne
le secret de son nom et de sa destinée,
et cependant son amour pour elle ac-
quérait chaque jour de nouvelles forces ;
il ne la regardait jamais sans émotion;
il pouvait à peine, au milieu de la so-
ciété, s'éloigner, même pour un instant,
de la place où elle était assise; elle ne
disait pas un mot qu'il ne sentît; elle
n'avait pas un instant de tristesse ou de-^
gaieté dont le reflet ne sa peignît sur sa
coTiixNE OU l'italie. 25.^
propre physionomie. Mais tout en ad-
mirant, tout en aimant Corinne, il se
rappelait combien une telle femme
s'accordait peu avec la manière de
vivre des Anglais, combien elle difFé»
rait de l'idée que son père s'était for-
mée de celle qu'il lui convenait d'épou-
ser; et ce qu'il disait à Corinne se
ressentait du trouble et de lacontrainte
que ces réflexions faisaient naître en
lui. .
Corinne ne s'en apercevait que trop '
bien; mais il lui en aurait tant coûté
de rompre avec lord Nelvil, qu'elle se
prêtait elle-même à ce^ qu'il n'y eût '
point entre eux d'explication décisive;
et comme elle avait dans le caractère
assez d'imprévoyance, elle était heu-
reuse du présent tel qu'il était, quoi-
qu'il lui fût impossible de savoir ce qui
devait en arriver.
Elle s'était entièrement séparée du
monde pour se consacrer à son senti-
ment pour Oswald. Mais à la fin, blessée
255 CORINNE OU l'iTALIE.
de son silence sur leur avenir, elle
résolut d'accepter une invitation pour
un bal où elle était vivement désirée.
Rien n'est plus indifférent à Kome^
que de quitter la société et d'y repa-
raître tour à tour, selon que cela con*-
vient : c'est le pays où l'on s'occupe le
moins de ce qu'on appeli^e ailleurs le
commérage ; chacun fait ce qu'il veut
sans que personne s'en informe, à
moins qu'on ne rencontre dans les
autres uu obstacle h son amour ou à
son ambitiouv Les Komains ne s'in-
quiètent pas plus de la conduite de
leurs compatriotes, que de celle des
étrangers qui passent et repassent dans
leur ville, rendez-vous des Européens.
Quand lord Nelvil sut que Corinne
allait au bal, il en éprouva de l'hu-
meur. Il avait cru voir en elle depuis
quelque temps une disposition mélan*
colique qui symj>athisait avec la sienne ;
tout à coup elle lui parut vivement
occupée de la danse, de ce talent dans
CORINNE ou l'iTALIE. 25?
lequel elle excellait, et son imagination
semblait animée par la perspective
d'une fête. Corinne n'était pas une
personne frivole; mais elle se sentait
chaque jour plus subjuguée par sori
amour pour Oswald, et elle voulait
essayer d'en affaiblir la force. Elle sa-
vait par expérience que la réflexion et
les sacrifices ont moins de pouvoir sur
les caractères passionnés que la dis-
traction, et elle pensait (jue la raison ne
consiste pas à triompher tie soi selon
les règles, mais comme on le peut.
— Il faut, disait-elle à lord Nelvil,
"qui lui reprochait cette intention, il
faut pourtant que je sache s'il n'y a plus
que vous au monde qui puissiez renii
plir ma vie ; si ce qui me plaisait aut
trefois ne peut pas encore m'amuser,^
et si le sentiment que vous m'inspirez
doit absorber tout autre intérêt et toute
autre idée. — Vous voulez donc cesser
de m'aimer, reprit Oswald? — Non^
répondit Corinne ; mais ce n'est que
258 coEiNNE ou l'italië.
dans la vie domestique qu'il peut être
doux de se sentir ainsi dominée par
une seule atfection. Moi qui ai besoin
de mes talens, de mon esprit, de mon
imagination pour soutenir l'éclat delà
vie que j'ai adoptée, cela me feit mal,
et beaucoup de mal, d'aimer comme
je vous aime. — Vous ne me sacrifie-
riez donc pas, lui dit Oswald, ces
hommages, cette gloire.... — Que vous
importe, dit Corinne, de savoir si je
vous les sacrifierais ! Il ne faut gas,
puisque nous ne sommes point desti-
nés l'un à l'autre, flétrir à jamais pour
moi le genre de bonheur dont je dois
me contenter. — Lord Nelvi.l ne ré-
pondit point, parce qu'il ftillait, en ex-
primant son sentiment, dire aussi quel
dessein ce sentiment lui inspirait, et
son cœur l'ignorait encore. Il se tut
donc en soupirant, et suivit Corinne
au bal, quoiqu'il lui en coûtât beau-
coup d'y aller.
C'était la première fois, depuis son
CORINNE OU l'iTALIE. 259
malheur, qu'il revoyait une grande
assemblée; et le tumulte d'une fête lui
causa une telle impression de tristesse,
qu'il resta long-temps dans une salle
à côté de celle du bal, la tête appuyée
sur sa main, et ne cherchant pas même
avoir danser Corinne. Il écoutait cette
musique de danse, qui comme toutes
les musiques, fait rêver, bien qu elle
ne semble destinée qu'à la joie. Le
comte d'Erfeuil arriva, tout enchanté
d'un bal, d'une assemblée, d*une so-
ciété noaibreiise enfin qui W rap-,,-,
pelait un peu la France. — J'ai fait ce
que j'ai pu, dit-il à lord Nelvil, pour
trouver quelque intérêt à ces ruines
dont on parle tant à Rome. Je ne vois |
rien de beau dans cela ; c'est un pré-^-
jugé, que l'admiration de ces débris *
couverts de ronces. J'en dirai mon avis
quand je reviendrai à Paris; car il est
temps que ce prestige de l'Italie finisse» j
Il n'y a pas un monument en Europe,
subsistant aujourd'hui dans son en-
2t)0 CORINNE OU L'ITALIE.
tier, qui ne vaille mieux que ces tron-
çons de colonne, que ces bas-reliefs
noircis par le temps, qu'on ne peut
admirer qu'à force derudition. Un
ptàisir qu'il faut acheter par tant d'c-
tudes ne me paraît pas bien vif en
lui-mômc; car, pour être ravi par fO-
péra de Paris, personne n'a besoin de
pâlir sur les livres. — Lord Nelvil ne
répondit rien. Le comte d'Erfeuil l'in-
terrogea de nouveau sur l'impression
que Rome avait produite sur lui. —
Au milieu d'un bal, dit Oswald, ce
n'est pas trop le moment d'en parler
d'une manière sérieuse ; et vous savez
que je ne sais pas parlerautrement.-—
A la bonne heure, repritle comte d'Er*
feuil rjesuisplus gai que vous, j'en con
viens; mais qui sait si je ne suis pas
plus sage ? II y a beaucoup de philo-
sophie, croyez-moi, dans mon appa-
rente légèreté ; la vie doit être prise
comme cela. — Vous avez peut-être
raison, reprit Oswald ; mais c'çst par
CORINNE OU l'itALIE. 26 l
nature, et non par réflexion que vous
êtes ainsi, et voilà pourquoi votre ma-
nière d'être ne convient qu'à vous.—
Le comte d'Erfeuil entendit nomnier
Corinne dans la salle du bal, et il y
entra pour savoir ce dont il s'agissait.
Lord Nelvil s'avança jusqu'à là porte,
et vit le prince d'Amalfi, Napolitain de
la plus belle figure, qui priait Corinne
*de danser avec lui la Tarantelky une
danse de Naples, pleine de grâce et
d'oriçfinalité. Les amis de Corinne le
lui demandaient aussi. Elle accepta
sans se faire prier ; ce qui étonna assez
le comte d'Erfeuil, accoutumé qu'il
était aux refus par lesquels il est d'usage
de faire précéder le consentement. Alais
en Italie, on ne connaît pas ce genre de
grâces, et chacun croit tout simple-
ment plaire davantage à la société,
en s'empressant de faire ce qu'elle dé-
sire. Corinne aurait inventé cette ma-
nière naturelle, si déjà elle n'avait pas
été en usage. L'habit qu'elle avait mis
260, CORINNE ou L'iTALIE.
pour le bal était élégant et léger; ses
cheveux étaient rassemblés dans un
filet de soie à l'italienne, et ses yeux
exprimaient un plaisir vif qui la ren-
dait plusséduisante quejamais. Osvvald
en fut troublé ; il combattait conti'e
lui-même; il s'indignait detre captivé
par des charmes dont il devait se plain-
dre, puisque, loin de songer à lui
plaire, c'était presque pour échapper
à son empire que Corinne se montrait
si ravissante. Mais qui peut résister
aux séductions de la grâce ? Fût-elle
même dédaigneuse, elle serait encore
toiite-puissantc; et ce n'était assuré-
ment pas la disposition de Corinne.
Elle aperçut lord Nelvil, rougit, et ses
yeux avaient, en le regardant, une
douceur enchanteresse.
Le prince d-'Amalfi s'accompagnait,
en dansant, avec des castagnettes. Co-
rinne, avant de commencer, fit avec
les deux mains un salut plein de grîlce
à l'assemblée, et, tournant lé^èremeiit
CORINNE ou l'italie. 263
sur elle-même, elle prit le tambour de
basque que le prince d'Amalfi lui pré-
sentait. Elle se mit à danser, en frap-
pant l'air de ce tambour de basque, et
tous ses mouvemens avaient une sou-
plesse, une grâce, un mélange de pu-
deur et de volupté qui pouvait donner
ridée de la puissance que les Bayadères
exercent sur l'imagination des Indiens,
-quand elles sont pour ainsi dire poètes
avec leur danse, quand elles expriment
tant de sentimens divers par les pas
caractérisés etles tableaux enchanteurs
qu'elles offrent aux regards. Corinne
connaissait si bien toutes les attitudes
que représentent les peintres et les
sculpteurs antiques, .que, par un léger
mouvement de ses bras, en plaçant
son tambour de basque tantôt au-des-
sus de sa tête, tantôt en avant avec
une de ses mains, tandis que l'autre par-
courait les grelots avec une incroyable
dextérité, elle rappelait les dan-
seuses d'Herculanum, et faisait naître
1264 CORINNE OU L ITALIE.
successivement une foule d'idées nou-
velles poui- le dessein et la peinture 0^).
Ce n'était point la danse française,
si remarquable par l'élégance et la
difficulté des pas; c'était un talent qui
tenait de beaucoup plus près à l'ima-
mnation et au sentiment. Le caractère
de la musique était exprimé tourà tour
par la précision et la mollesse des
mouvemens. Corinne, en dansant, fai-
sait passer dans Tame des spectateurs
ce qu'elle éprouvait, comme si elle
avait improvisé, comme si elle avait
joué de la lyre ou dessiné quelques
figures; tout était langage pour elle:
les musiciens, en la regardant, s'ani-
maient à mieux faire sentir le génie
de leur art; et je ne sais quelle joie
passionnée, quelle sensibilité d'imagi-
nation électrisait à la fois tous les té-
moins de cette danse magique, et les
transportait dans une existence idéale
où l'on rêve un bonheur qui n'est pa^
de ce monde.
couiNNE OU l'italie. 26*5
Il y a un moment dans cette danse
napolitaine où la femme se met à ge-
noux, tandis que l'homme tourne au-
tour d'elle, non en maître, mais en
vainqueur. Quel était dans ce mo-
ment le charme et la dignité de Co-
rinne ! comme à genoux elle était sou-
veraine! Et quand elle se releva, en
faisant retentir le son de son instru-
ment, de sa cyuîbale aérienne, elle
semblait animée par un enthousiasme
de vie, de jeunesse et de beauté, qui
devait persuader qu'elle n'avait besoin
de personne pour être heureuse. Hélas!
il n'en était pas ainsi ; mais Osvvald le
craignait, et soupirait en admirant
Corinne, comme si chacun de ses suc-
cès l'eût séparée de lui ! A la fin de la
danse, l'homme se jette à genoux à son
tour, et c'est la femme qui danse au_
tour de lui. Corinne en cet instant se
surpassa, s'il était possible encore ; sa
course était si légère en parcourant
deux ou trois fois le même cercle, que
To7ne l, M
266 CORIXNE OU L'ITALIE.
ses pieds chaussés en brodequins vo-
laient sur le plancher a\ ec la rapidité
de l'éclair; et quand elle éleva l'une de
ses mains en agitant son tambour de
basque^ et que de l'autre elle fit signe
au prince d'Amalfi de se relever, tous
les hommes étaient tentés de se mettre
à genoux comme lui, tous, excepté
lord Nelvil qui se retira de quelques pas
en arrière, et le comte d'Erfeuil qui fit
quelques pas en avant, pour compli-
menter Corinne. Quant aux Italiens qui
étaient là, ils ne pensaient point à faire
effet par leur enthousiasme ; ils s'y li-
vraient, parce qu'ils l'éprouvaient. Ce
ne sont pas des hommes assez habi-
tués à la société, et à l'amour-propre
qu'elle excite, pour s'occuper de l'effet
qu'ils produisent ; ils ne se laissent ja-
mais détourner de leur plaisir par la
vanité, ni de leur but par la route.
Corinne était charmée de son succès,
et remerciait tout le monde avec une
grâce pleine de simplicité. Elle était
CORINNE OU l'itALIE. 26T
contente d'avoir réussi, et le laissait
voir en bonne enfant, si l'on peut s'ex-
primer ainsi ; mais ce qui l'occupait
surtout, c'était le désir de traverser la
foule pour arriver jusqu'à la porte
contre laquelle Oswald était appuyé.
Elle y arriva enfin, et s'arrêta un mo-
ment pour attendre un mot de lui. —
Corinne, lui dit-il, en s'efForçant de
cacher son trouble, son enchantement
et sa peine ; Corinne, voilà bien des
hommages, voilà bien des succès ! Mais
au milieu de ces adorateurs si enthou-
siastes, y a-t-il un ami courageux et
sûr? y a-t-il un protecteur pour la vie?
et le vain tumulte des applaudissemens
devrait-il suffire à une ame telle que la
vôtre?— r
258 CORINNE ou l'italie.
CHAPITRE ir.
iA foule empêcha Corinne de répon-
dre à lord Nelvil. On allait souper, et
chaque cavalière servente se hâtait de
s'asseoir à côté de sa dame. Une étran-
gère arriva, et, ne trouvant plus de
place, aucun homme, excepté lord
Nelvil et le comte d'Erfeuil, ne lui
offrit la sienne : ce n'était ni par im-
politesse, ni par égoïsme, qu'aucun
Romain ne s'était levé ; mais l'idée que
les grands seigneurs de Rome ont de
l'honneur et du devoir, c'est de ne pag
quitter d'un pas ni d'un instant leur
dame. Quelques-uns n'ayant pas pu
s'asseoir se tenaient derrière la chaise
de leurs belles, prêts à les servir au
moindre signe. Les dames ne parlaient
qu'à leurs cavaliers ; les étrangers
CORINNE OU l'iTALIE. Q69
Ciraient en vain autour de ce cercle,
où personne n'avait rien à leur dire..
Car les femmes ne savent pas en Italie
ce que c'est que la coquetterie, cô
que c'est en amour qu'un succès d'a-
mour-propre ; elles n'ont envie de 1
plaire qu'à celui qu'elles aiment; il n'y
a point de séduction d'esprit avant
celle du cœur ou des yeux ; les com-
mencemens les plus rapides sont suivis
quelquefois par un sincère dévoue-
ment, et même une très-longue cons-
tance. L'infidélité est en Italie blâmée
plus sévèrement dans un homme que
dans une femme. Trois ou quatre
hommes, sous des titres diiférens, sui-
vent la même femme, qui les mène
avec elle, sans se donner quelquefois
même la peine de dire leur nom au
maître de la maison qui les reçoit ;
l'un est le préféré, l'autre celui qui
aspire à l'être, un troisième s'appelle le
souffrant filpatitoj; celui-là est tout-
à-fait dédaigné, mais on lui permet
3
<S70 CORINNE OU L'iTALIE.
cependant de faire le service d'adora-
teur; et tous ces rivaux vivent paisible-
ment ensemble. Les gens du peuple
leuls ont encore conservé la coutume
des coups de poignard. Il y a dans ce
pays un bizarre mélange de simplicité
et dé corruption, de dissimulation et
de vérité, de bonhomie et de ven-
geance, de faiblesse et de force, qui
s'explique par une observation cons-
tante; c'est que les bonnes qualités
viennent de ce qu'on n'y fait rien pour
la vanité, et les mauvaises, de ce qu'on
y fait beaucoup pour l'intérêt, soit que
cet intérêt tienne à l'amoui-*, à l'ambi-
tion ou à la fortune.
Les distinctions de rang font en gé-
néral peu d'effet en Italie ; ce nest
point par philosophie, mais par facilité
de caractère et familiarité de mœurs,
qu'on y est peu susceptible des préjugés
aristocratiques; et comme la société ne
s'y constitue juge de rien, elle admet
tout.
CORINNE OU l'iTALIE. 271
Après le couper, chacun se mit au
jeu, quelques femmes aux jeux de
hasard, d'autres au whist le plus silen-
cieux; et pas un mot n'était prononcé
dans cette chambre naguères si bruyan-
te. Les peuples du midi passent sou-
vent de la plus grande agitation au
plus profond repos ; c'est encore un des
contrastes de leur caractère, que la
paresse, unie à l'activité la plus infati-
gable i ce sont en tout des hommes qu'il
faut se garder de juger au premier
coup-d'œil: car les qualités, comme
les défauts les plus opposés, se trouvent
«n eux ; si vous les voyez prudens
dans tel instant, il se peut que, dans
un autre, ils se montrent les plus au-
dacieux des hommes ; s'ils sont inda-
lens, c'est peut-être qu'ils se reposent
d'avoir agi, ou se préparent pour agir
encore; enfin, ils ne perdent aucune
force de l'ame dans la société, et toutes
s'amassent en eux pour les circons-
tances décisives.
272 CORINNE OU L'iTAWfc.
Dans cette assemblée de Rome, où
se trouvaient Oswakl et Corinne, il y
avait des hommes qui perdaient des
sommes énormes au jeu, sans qu'on pût
l'apercevoir le moins du monde sur
leur physionomie: ces mêmes hommes
auraient eu l'expression la plus vive et
les gestes les plus animés, s'ils avaient
raconté quelques faits de peu d'impor-
tance. Mais quand les passions arrivent
à un certain degré de violence, elles
craignent les témoins, et se voilent
presque toujours par le silence et Tim-
mobilité.
Lord Nelvil avait conservé un res-
sentiment amer de la scène du bal ; il
croyait que les Italiens et leur manière
animée -d'exprimer l'enthousiasme,
avaient détourné de lui, du moins
pour un moment, l'intérêt de Corinne.
Il en était tiès-malheureux ; mais sa
fierté lui conseillait de le cacher, ou
de le témoigner seulement eu mon-
trant du dédain pour les suffrages qui
CORINNE OU l'italie. 273
flattaient sa brillante amie. On lui pro-
posa de jouer, il le refusa ; Corinne
aussi; et elle lui fit signe de venir s'as-
seoir à côté d'elle. Oswald était inquiet
de compromettre Corinne, en passant
ainsi la soirée seule avec elle en pré-
sence de tout le monde. — Soyez tran-
quille, lui dit-elle, personne ne s'oc-
cupera de nous ; c'est l'usage ici de ne
faire en société que ce qui plaît ; il n'y a
pas une convenance établie, pas un
égard exigé, une politesse bienveillante
suffit ; personne ne veut que l'on se
gêne les uns pour les autres. Ce n'est
sûrement pas un pays où la liberté sub-
siste telle que vous l'entendez en An-
gleterre; maison y jouit d'une parfaite
indépendance sociale. — C'est-à-dire,
reprit Oswald, qu'on n'y montre au-
cun respect pour les mœurs. — Au
moins, interrompit Corinne, aucune
hypocrisie. M. de La Rochefoucault
a dit : Le moindre des défauts d\t?ie
femme galante ,€st de l'être. En effet,
274 CORINNE OU l'italie,
quels que soient les torts des femmes
en Italie, elles n'ont pas recours au
mensonge; et si le mariage n'y est pas
assez respecté, c'est du consentement
des deux époux.
— Ce n'est point la sincérité qui est
la cause de ce genre de franchise, ré-
pondit Oswald, mais l'indifférence pour
l'opinion publique. En arrivant ici,
j'avais une lettre de recommandatwn
pour une princesse ; je la donnai à
mon domestique de place pour la por-
ter ; il me dit: Monsieur, dans ce mo-
ment cette lettre ne nous servirait à
riehj car la princesse ne voit personne^
elle est inamojiata; et cet état d'être
I K A MORATA sc proclamait commc toute
autre situation de la vie, et cette pu-
blicité n'est point exdusée par une pas-
sion extraordinaire; plusieurs attache-
meus se succèdent ainsi, et sont égale-
ment connus. Les femmes mettent si
peu de mystère à cet égard, qu'elles
avouent leurs liaisons avec moins d'em-
CORINNE OU l'italie. 275
barras que nos femmes n'en auraient en
parlant de leur époux. Aucun senti-
ment profond ni délicat ne se mêle, oa
le croit aisément, à cette mobilité sans
pudeur. Aussi, dans cette nation où
l'on ne pense qu'à l'amour, il n'y a pas
un seul roman, parce que l'amour y est
si rapide, si public, qu'il ne prête à
aucun genre dedéveloppemens, et que,
pour peindre véritablement les mœurs
générales à cet égard, il faudrait com-
mencer et finir dans la première page.
Pardon, Corinne, s'écria lord Nelvil, en
remarquant la peine qu'il lui faisai|:
éprouver, vous êtes Italiennes, cette
idée devrait me désarmer. Mais l'une
des causes de votre grâce incomparable,
c'e&t la réunion de tous les charmes qui
caractérisent les difterentes nations. Je
n€ sais dans quel pays vous avez été
élevée; mais certainement vous n'avez
pas passé toute votre vie en Italie : peut-
être est-ce en Angleterre même A^!
Corinne, si cela était vrai, comment
276 CORINNE OU l'italie.
auriez-vous pu quitter ce sanctuaire
de la pudeur et de la délicatesse pour
venir ici, où non-seulement la vertu,
mais l'amour même est si mal connu?
On lé respire dans l'air; mais pénètre-
t-il dans le cœur ? Les poésies, dans
lesquelles l'amourjoue un si grand rôle,
ont beaucoup de grâce, beaucoup d'i-
magination; elles sont ornées par des
tableaux brillans dont les couleurs sont
vives et voluptueuses. Mais où trou-
verez-vous ce sentiment mélancolique
et tendre qui anime notre poésie? Que
pourriez-vous comparer à la scène
de Belvidera et de son époux, dans
■ ■— Otway; à Roméo, dans Shakespeaie;
enfin surtout aux admirables vers de
Thomson, dans son chant du printemps,
lorsqu'il peint avec des traits si nobles
et si touchans le bonheur de rameur
dans le mariage. Y a-t-il un tel ma-
riage en Italie? Et là où il n'y a pas de
bonheur domestique, peut-il exister de
l'amour ? N'est-ce pas ce bonheur qui
CORINNE OU l'italie 277
est le but de la passion du cœur, comme
la possession est celui de la passion des
sens? Toutes les femmes jeunes et belles
ne se ressemblent-elles pas, si les qua-
lités de l'ame et de l'esprit ne fixent pas
la préférence? et ces qualités, que font-
elles désirer? le mariage, c'est-à-dire
l'association de tous les sentimens et de
toutes les pensées. L'amour illégitime,
quand malheureusement il existe chez
nous, est encore, si j'ose m'exprimer
ain^, un reflet du mariage. On y cher-
che ce bonheur intime qu'on n'a pu
goûter chez soi, et l'infidélité même est
plus morale en Angleterre, que le ma-
riage en Italie. —
Ces paroles étaient dures, elles bles-
sèrent profondément Corinne, et se le-
vant aussitôt, les yeux remplis de lar-
mes, elle sortit de la chambre et re-
tourna subitement chez elle. Oswald
fut au désespoir d'avoir oflfenséCorinne;
mais il avait une sorte d'irritation de
ses succès du bal qui s'était trahie par
278 CORINNE ou l'italie.
les paroles qui venaient de lui échap-
per. Il la suivit chez elle, mais elle re-
fusa de lui parler. Il y retourna le len-
demain matin encore inutilement, sa
porte était fermée. Ce refus prolongé
de recevoir lord Nelvil n'était pas dans
le caractère de Corinne, mais elle était
douloureusement affligée de l'opinion
qu'il avait témoignée sur les Italiennes,
et cette opinion même lui faisait une
loi àe cacher à l'avenir, si elle le pou-
vait, le sentiment qui l'entraînait. -
Oswald de son côté trouvait que Co-
rinne ne se cond-uisait pas dans cette
circonstance avec la simplicité qui lui
était naturelle, et il se confirmait tou-
jours plus dans le mécontentement que
le bal lui avait causé, il excitait en lui
cette disposition qui pouvait lutter
contre le sentiment dont il redoutait
l'empire. Ses principes éta"rent sévères,
et le mystère qui enveloppait la vie pas-
sée de celle qu'il aimait lui causait une
grande douleur. Les manières de Co-
CORINNE OU l'iTALIE. 279
rinne lui paraissaient pleines de char-
mes, mais quelquefois un peu trop ani-
mées par le désir uni versel de plaire. Il
lui trouvait beaucoup de noblesse et de
réserve dans ses discours et dans son
maintien, mais trop d'indulgence dans
les opinions. Enfin Oswald était un
homme séduit, entraîné, mais conser-
vant au-dedans de lui-même un oppo-
sant qui combattait ce qu'il éprouvait.
Cette situation porte souvent à l'amer-
tume. On est mécontent de soi-même
et des autres. L'on souffre, et l'on a;
comme unef sorte de besoin de souffrir
encore davantage, ou du moins d'ame-»
ner une explication violente qui fasse
triompher complètement l'un des deux
sentimens qui déchirent le cœur.
C'est dans cette disposition que lord
Nelvil écrivit à Corinne. Sa lettre était
amère et inconvenabie : il le sentait,
mais des mouvemens confus le por-
taient à l'envoyer : il était si malheu-
reux par ses combats, qu'il voulait à
280 CORINNE OU l'iTALIE.
tout prix une circonstance quelconque
qui pût les terminer.
Un bruit auquel il ne croyait pasr
mais que le comte d'Erfeuil était venu
lui raconter, contribua peut-être en-
core à rendre ses expressions plus âpres.
On répandait dans Rome que Corinne
épouserait le prince d'Amalfi. Oswald
savait bien qu'elle ne l'aimait pas, et
devait penser que le bal était la seule
cause de cette nouvelle ; mais il se per-
.suada qu'elle l'avait reçu chez elle le
matin du jour où il n'avait pu lui-même
être admis; et trop fier pour exprimer
un sentiment de jalousie, il satisfit son
mécontentement secret en dénigrant la
nation pour laquelle il voyait avec tant
de peine la prédilection de Corinne.
CORINNE OU L*ITAL1E. 281
CHAPITRE III.
Lettre (tOswald à Corinne.
Ce 24 Janvier 1796.
" V ous refusez de me voir, vous êtes
*' offensée de notre conversation d'a-
** vant hier; vous vous proposez sans
*' doute de ne plus admettre à l'avenir
** chez vous que vos compatriotes: vous
" voulez expier apparemment le tort
" que vous avez eu de recevoir un
*' homme d'une autre nation. Cepen-
" dant, loin de me repentir d'avoir parlé
" avec sincérité sur les Italiennes, à
*' vous que dans mes chimères je vou-
" lais considérer comme une Anglaise,
*' j\ serai dire avec bien plus de force
*' encore que vous ne trouverez ni bon-
*' heur, ni dignité, si vous voulez faire
282 CORINNE OU l'iTALIE.
" choix d'un époux au milieu de la so-
*' ciété qui vous environne. Je ne con«
" nais pas un homme parmi les Italiens
" qui puisse vous mériter ; il n'en est
*' pas un qui vous honorât par son al-
" liance, de quelque titre qu'il vous
" revêtît. Les hommes enltahci valent
*' beaucoup moins que les femmes; car
** ils ont les défauts des femmes, et les
"leurs propres en sus» Me persua-
** derez-vous qu'ils sont capables d'a-
** mour, ces habitans du midi qui fuient
'* avec tant de soin la peine, et sont
** si décidés au bonheur? N'avez- vous
** pas vu, je le tiens de vous, le mois
^* dernier, au spectacle, un homme qu*
" avait perdu huit jours auparavant sa
J' femme, et une femme qu'il disait ai-
*' mer. On veut ici se débarrasser, le
" plus tôt possible, et des morts, et de
** l'idée de la mort. Les cérémonies des
** funérailles sont accomplies par les
*' prêtres, comme les soins de l'amour
*' sont observés par les cavaliers ser-
CORINNE OIT l'iTALIE. 283
'' vans. Les rites et l'habitude ont tout
*' prescrit d'avance, les regrets et l'en*
** thousiasme n'y sont pour rien. Enfin,
*' et c'est là surtout ce qui détruit l'a-
'' mour, les hommes n'inspirent aucun
'' genre de respect aux femmes; elles
" ne leur savent aucun gré de leur sou-
** mission, parce qu'ils n'ont aucune
** fermeté de caractère, aucune occu-
*• pation sérieuse dans la vie. Il faut,
*' pour que la nature et l'ordre social se
" montrent dans toute leur beauté,
** qu€ l'homme soit le protecteur et la
" femme protégée, mais que ce protec-
" teur adore la faiblesse qu'il défend»
*' et respecte la divinité sans pouvoir,
" qui, comme ses dieux Pénates, porte
*' bonheur à sa maison. Ici l'on dirait
" presque que les femmes sont le sul-
" tan et les hommes le sérail.
*' Les hommes ont la douceur et la
*' souplesse du caractère des femmes.
** Un, proverbe italien dit: Swz ne sait
** pas feindre ne sait pas vivre. N'est-ce
284 CORINNE OU l'italie.
" pas là un proverbe de femme ? Et eu
" effet, dans un pays où il n'y a ni
" carrière militaire, ni institution libre,
" comment un homme pourrait-il se
" former à la dignité et à la force? Aussi
*' tournent-ils tout leur esprit vers
" l'habileté; ils jouent la vie comme
** une partie d'échecs, dans laquelle le
" succès est tout. Ce qu'il leur reste de
" souvenirs del'antiquitéjC'est quelque
*' chose de gigantesque dans les expres-
" sions et dans la magnificence exté-
** rieure; mais à côté de cette grandeur
" sans base, vous voyez souvent tout
" ce qu'il y a de plus vulgaire dans les
** goûts et deplusmisérablementnégli-
" gé dans la vie domestique. Est-ce là,
** Corinne, la nation que vous devez
" préférer à toute autre? Est-ce elle,
"dont -les bruyans applaudissemens
** vous sont si nécessaires, que toute
*' autre destinée vous paraîtrait silen-
*' cieuse à côté de ces bravo retentis-
" sans ? Qui pourrait se flatter de vous
CORINNE OU'l'iTALIE. 285
*' rendre heureuse en vous arrachant à
** ce tumulte ? Vous êtes une personne
** inconcevable, profonde dans vos
" sentimens et légère dans vos goûts;
' indépendante par la fierté de votre
" aine, et cependant asservie par le
*' besoin des distractions; capable
" d'aimer un seul, mais ayant besoin
"de tous. Vous êtes une magicienne
*' qui inquiétez et rassurez alternative-
" ment ; qui vous montrez sublime et
** disparaissez tout à coup de cette ré-
" gion où vous êtes seule, pour vous
*' confondre dans la foule. Corinne,
'* Corinne, on ne peut s'empêcher de
" vous redouter en vous aimant !"
OsWALD.
Corinne, en lisant cette lettre fut
offensée des préjugés haineux qu'Os-
wald exprimait contre sa nation. Mais
elle eut cependant le bonheur de de-
viner qu'il était irrité de la fête et de
ce qu'elle s'était refusée à le recevoir
285 CORINNE OCT L'iTALIt.
depuis la conversation du souper; cette
réflexion adoucit un peu l'impression
pénible que lui faisait sa lettre. Elle
hésita quelque temps, ou du moins
crut hésiter sur la conduite qu'elle de-
vait tenir envers lui. Son sentiment
l'entraînait à le revoir, mais il lui était
extrêmement pénible qu'il pût s'imagi-
ner qu'elle désirait de l'épouser, bien
que leur fortune, fût au moins égale
et qu'elle pût, en révélant son nom,
montrer qu'il n'était en rien inférieur
à celui de lord Nelvil. Néanmoins, ce
qu'il y avait de singulier et d'indépen-
dant dans le genre de ^^e qu'elle avait
adopté devait lui inspirer de l'éloigné-
ment pour le mariage; et sûrement elle
en aurait repoussé l'idée, si son senti-
ment ne l'eût pas aveuglée sur toutes
les peines qu'elle aurait à souffrir en
épousant un Anglais et en renonçant
à ritalie.
On peut abdiquer la fierté dans tout
ce qui tient au cœur, mais dès que les
CORINNE OU l'italie. 287
convenances ou les intérêts du monde .
se présentent de qtielque manière pour
obstacle, dès qu'on peut supposer que
la personne qu'on aime ferait un sacri-
fice quelconque en s'unissant à vous,
il n'est plus possible de lui montrer à
cet égard aucun abandon de sentiment.
Corinne néanmoins, ne pouvant se ré-
soudre à rompre avec Oswald, vou-
lut se persuader qu'elle pourrait le
voir désormais et lui cacher l'amour
qu'elle ressentait pour lui ; c'est donc
dans cette intention qu'elle se fit une
loi dans sa lettre de répondre seule,
ment à ses accusations injustes contre
la nation italienne, et de raisonner avec
lui sur ce sujet comme si c'était le seul
qui l'intéressât. Peut-être la meilleure/
manière dont une femme d'un esprit!
supérieur peut reprendre sa froideur I
et sa dignité, c'est lorsqu'elle se re-
tranche dans la pensée comme dans i
un asile. -'-
288 CORINNE OU L*ITALIE.
Corinne^ à lord Nelvil,
Ce 25 janvier 1795.
** Si votre lettre ne concernait que
** moi, Mylord, je n'essaierais point
** de nie justifier : mon caractère est
" tellement facileà connaître, que celui
*' qui ne me comprendrait pas de lui-
" même ne me comprendrait pas da-
** vantage par l'explication que je lui
'* en donnerais. La réserve pleine de
" vertu des femmes anglaises, et l'art
*' plein de grâce des femmes françaises,
** servent souvent à cacher, croyez-
" moi, la moitié de ce qui se passe
" dans Tame des unes et des autres :
" et ce qu'il vous plaît d'appeler en
" moi de la magie, c'est un natnrel
*' sans contrainte qui laisse voir quel-
*? quefois des sentimens divers et des
" pensées opposées, sans travailler à
** les mettre d'accord; car cet ac-
*' cord, quand il existe, est presque
** toujours factice, et la plupart des
CORINNE ou l'italie. 289
" caractères vrais sont inconséquens :
" mais ce n'est pas de moi dont je
*' veux vous parler, c'est de la nation
*' infortunéequevousattaquezsi cruel-
*' lement. Serait-ce mon aftection pour
*' mes amis qui vous inspirerait cette
** malveillance amère ? vous me con-
*' naissez trop pour en être jaloux ; et
" je n'ai point l'orgueil de croire qu'un
" tel sentiment vous rendît injuste au
" point où vous l'êtes. Vous dites sur
*' les Italiens ce que disent tous les
*' étrangers, ce qui doit frapper au
** premier abord: mais il faut pénétrer
" plus avant pour juger ce pays qui a
** été si grand à diverses époques. D'oii
" vient donc que cette nation a été
'* sous les Romains la plus militaire de
*' toutes, la plus jalouse de sa liberté
** dans les républiques du moyen âge,
*' et dans le seizième siècle la plus
*' illustre par les lettres, les sciences et
" les arts? N'a-t-el le pas poursuivi la
" gloire sous toutes les formes ? Et si
Tome I. N
.2^0 CORIKNE OU l'iTALIE.
" maintenant elle n'en a plus, pourquoi
" n'en accuseiiez-vous pas sa situation
" politique, puisque dans d'autres cir-
'* constances elle s'est montrée si diffé-
" rente de ce qu'elle est maintenant ?
" Je ne sais si je m'abuse, mais les
" torts des Italiens ne font que m'ins-
" pirer un sentiment de pitié pour leur
** sort. Les étrangers de tout temps ont
" conquis, déchiré ce beau pays, l'ob-
"jet de leur ambition perpétuelle ; et
*' les étrangers reprochent avec amer-
*' tume à cette nation les torts des na-
*' tions vaincues et déchirées ! L'Eu-
" rope a reçu des Italiens les arts et
** les sciences, et maintenant qu'elle
*' a tourné contre eux leurs propres
" présens, elle leur conteste souvent
*' encore la dernière gloire qui soitper-
" mise aux nations sans force militaire
** et sans liberté politique, la gloire des
*^ sciences et des arts.
" Il est si Vrai que les gouverne-
" mens font le caractère dès nations,
CORINNE ou L'iTAHE. SQ*
** que, dans cette même Italie, vous
" voyez des différences de mœurs. re-
*' marquables entre les divers «tats qui
" la composent. Les Piémontais, qui
** formaient un petit corps de nation, ^
" ont l'esprit plus militaire que le reste
** de l'Italie; les Florentins, qui ont
" possédé ou la liberté, ou des princes
" d'un caractère libéral, sont éclairés
** et doux; les Vénitiens et les Génois
*' se montrent capables d'idées politi-
**ques, parce qu'il y a chez eux une
** aristocratie républicaine; les Milanais
*' sont plus sincères, parce que les na-
*' tions du nord y ont apporté depuis
*' long- temps ce caractère ; les Napoli-
" tains pourraient aisément devenir
*' belliqueux, parce qu'ils ont été réu-
" nis, depuis plusieurs siècles, sous
"un gouvernement très - imparfait,
" mais enfin sous un gouvernement
" à eux. La noblesse romaine, n'ayant
" rien à faire ni militairement, ni pp-
** litiquement, doit être ignorante et
N 2
€92 CORINNE OU l'iTALIE.
" paresseuse ; mais l'esprit des ecclé-
" siastiques, qui ont une carrière et
*' une occupation, est beaucoup plus
" développé que celui des nobles ; et
** comme le gouvernement papal n'ad-
** met aucune distinction de naissance,
" et qu'il est au contraire purement
*' électif dans l'ordre du clergé, il en
" résulte une sorte de libéralité, non
*' dans les idées, mais dans les habi-
" tudes, qui fait de Rome le séjour
*' le plus agréable pour tous ceux qui
"n'ont plus ni l'ambition, ni lapossi-
" bilité déjouer un rôle dans le monde.
" Les peuples du midi sont plus
** aisément modifiés par leurs insti-
** tutions que les peuples du nord .; ils
*' ont une indolence qui devient bien-
''' tôt de la résignation j et la nature
** leur offre tant de jouissances, qu'ils
** se consolent facilement de celles que
** la société leur refuse. Il y a sûre-
** ment beaucoup de corruption en
** Italie, et cependant la civilisation y
CORINNE OU. L'ITALIE. 2^3
*' est beaucoup moins raffinée que clans
" d'autres pays. On pourrait presque
*' trouver quelque chose de sauvage à
" ce peuple, malgré la finesse de son
" esprit : cette finesse ressemble à celle
*' du chasseur dans Tart de surprendre
*' sa proie. Les peuples indolens sont
" facilement rusés ; ils ont une habi-
'* tude de douceur qui leur sert à dis-
** stimuler, quand il le faut, même
** leur colère; c'est toujours avec ses
" manières accoutumées qu'on par-
** vient à cacher une situation acci^
** dentelle.
"Les Italiens ont de la sincérité,
*' de la fidélité dans les relations pri-
*' vées. L'intérêt, l'ambition, exercent
** un grand empire sur eux, mais non
" l'orgueil ou la vanité : les distinctions
** de rang y font très- peu d'impression;
" il n'y a point de société, point de
'* salon, point de mode, point de pe-
'' tits moyens journaliers de faire effet
** en détail. Ces sources {habituelles de
3
^$4 CORINNE OU l'iTA^IE,
** dissimulation et d'envie n'existent
*' point chez eux ; quand ils trompent
** leurs ennemis et leurs concurrens,
** c'est parce qu'ils se considèrent avec
" eux comme en état de guerre ; mais
" en paix, ils ont du naturel et de la
" vérité. C'est même cette vérité qui
•' est cause du scandale dont vous
*' vous plaignez ; les femmes entendant
** parler d'amour sans cesse, vivant au
•* au milieu des séductions et des exem-
" pies de l'amour, ne cachent pas leurs
" sentimens, et portent pour ainsi dire
" une sorte d'innocence danslagalan-
"** terie même ; elles ne se doutent pas
"non plus du ridicule, surtout de
" celui que la société peut donner. Les
** unes sont d'une ignorance telle,
" qu'elles ne savent pas écrire, et l'a-
'* vouent publiquement ; elles font ré-
** pondre à un billet du matin par leur
'* procureur ( il paglietto ) , sur du
** papier à grand format, et en style
" de requête. Mais en revanche, parmi
CORINNE OU l'italie. 295
" celles qui sont instruites, vous eit
'* verrez qui sont professeurs dans les
«' académies, et donnent des leçons
" publiquement en écharpe noire ; ^t
" si vous vous avisiez de rire de cela,
*• Ton vous répondrait : ¥ a-t-il du mal
*' à savoir k grec ? y a-t-il du mal à
" gagner sa vie par son travail ? pour-
*^ quoi riez-vous donc d^me chose aussi
" simple ?
*• Enfin, Mylord, aborderai-je un
" siyet plus délicat? chercherai-je à
" démêler pourquoi les hommes mon-
" trent souvent peu d'esprit militaire ?
*' Ils exposent leur vie pour l'amour
" et la haine avec une grande facilité ;
*' et les coups de poignard donnés et
" reçus pour cette cause n'étonnent ni
"n'intimident personne; ils ne crai-
" gnent point la mort, quand les pas-
*' sions naturelles commandent de la
*' braver; mais souvent, il faut l'a-
" vouer, ils aiment mieux la vie que
** des intérêts politiques, qui ne les
^9^ CORINNE OU LITALIK.
♦* touchent guère, parce qu'ils n'ont
" point (le patrie. Souvent aussi l'iion-
" neur chevaleresque a peu d'empire
*' au milieu d'une nation où l'opinion
" et la société qui la forme n'existent
" pas ; il est assez simple que, dans
" une telle désorganisation de tous les
** pouvoirs publics, les femmes pren-
*' nent beaucoup d'ascendant sur les
" hommes, et peut-être en ont-elles
" trop pour les respecter et les admirer.
*• Néanmoins leur conduite envers elles
" est pleine de délicatesse et de dé-
" vouement. Les vertus domestiques
•* font en Angleterre la gloire et le bon-
" heurdes femmes ; mais s'il y a des
" pays où l'amour subsiste hors des
" liens sacrés du mariage, parmi ces
" pays, celui de tous où le bonheur
" des femmes est le plus ménagé^ c'est
*' ritalie. Les hommes s'y sont fait une
" morale pour des rapports hors de la
'* morale, mais du moins ont-ils été
" justes et généreux dans le partage
CORINNE OU l'iTALIE. ^97
" des devoirs ; ils se sont considérés
*' €ux-mêmes comme plus coupables
*' q^ie les femmes, quand ils brisaient
*' les liens de l'amour, parce que les
" femmes avaient fait plus de sacri-
" fices, et perdaient davantage; ils ont
" pensé que, devant le tribunal du
" cœur, les plus criminels sont ceux
*' qui font le plus de mal : quand les
" hommes ont tort, c'est par dureté ;
" quand les femmes ont tort, c'est par
" faiblesse. La société, qui est à la fois
" rigoureuse et corrompue, c'est-à-dire
^* impitoyable pour les faut'es, quand
" elles entraînent des malheurs, doit
" être plus sévère pour les femmes;
" mais, dans, un pays où il n'y pas de
" société, la bonté naturelle a plus
" d'influence..
" Les idées de considération et de
" dignité sont beaucoup moins puis-
** santés, et même beaucoup moins
" connues, j'en conviens, en Italie^
" que partout ailleurs. L'absence de
5.
fWS CORINNE OÙ L'ITALIE.
** société et d'opinion publique en est
" la cause : mais, malgré tout ce qu'on
*' a dit de la perfidie des Italiens, je
** soutiens que c'est un des pays du
" monde où il y a le plus de bonhomie.
*• Cette bonhomie est telle dans tout
** ce qui tient à la vanité, que bien que
** ce pays soit celui dont les étrangère
" aient dit le plus de mal, il n'en est
** point où ils rencontrent un accueil
*' aussi bienveillant. On reproche aux
" Italiens trop de penchant à la flat-
** tcrie; mais il faut aussi convenir que
" la plupart du temps, ce n'est point
" par calcul, mais seulement par désir
" de plaire qu'ils prodiguent leurs
" douces expressions, inspirées par une
** obligeance véritable; ces expressions
** ne s<mt point démenties par lacon-
** duite habituelle de la vie. Toutefois
" seraient-ils fidèles à l'amitié dans des
" circonstances extraordinaires, s'il
" fallait braver pour elle les périls et
" l'adversité? Le petit nombre, j'en
CORINNE ou l'italie. 299
** conviens, le très-petit nombre en
" serait capable ; mais ce n'est pas à
" l'Italie seulement que cette obi^eir
** vation peut s'appliquer.
" Les Italiens ont une paresse orien'-
" taie clans l'habitude de la vie; mais il
" n'y a point d'hommes^ plus persévé-
** rans ni plus actifs> quand une fois
*"* leurs passions sont excitées. Cesmê-
** mes femmes aussi que vous voyez.
" indolentes comme les Odalisques du
*' serai I sont capables tout à coup des-
** actions les plus dévouées. Il y a des
" mystères dans le caractère et l'ima-
" gination des Italiens, et vousy renr
** contrez tour à tour des traits inat-
** tendus de générosité et d'amitié, ou
" des preuves sombres et redoutables
" de haine et de vengeance. Il n'y â,
** ici d'émulation pour rien: la vie n'y
*' est plus qu'un sommeil rêveur sous,
** un beau ciel; mais donnez à. ces hom-
" mes un but, et vous les verrez cm
** six mois tout apprendre et tout con-
6.
SOO CORINNE OU l'iTALIL.
*' cevoir. Il en est de même des fem-
** mes; pourquoi s'instruiraient-elles,
" puisque la plupart des hommes ne
*' les entendraient pas? Elles isoleraient
" leur cœur en cultivant leur esprit ;
" mais ces mêmes femmes devien-
" draient bien vite dignes d'un hom-
" me supérieur, si cet homme supérieur
" était l'objet de leur tendresse. Tout
** dort ici ; mais dans un pays où les
" grands intérêts sont assoupis, le re-
" pos et l'insouciance sont plus nobles
" qu'une vaine agitation pour les pe-
" tites choses.
" Les lettres elles-mêmes languis-
*' sent là où les pensées ne se renouvel-
" lent point par l'action forte et variée
" de la vie. Mais dans quel pays cepen-
" dant a-t-on jamais témoigné plus
** qu'en Italie de l'admiration pour la
" littérature et les beaux-arts? L'his-
" toire nous apprend que les papes, les
*' princes et les peuples ont rendu dans
** tous les temps aux peintres, aux
CORINNE OU l'iTALIE. 301
" poètes, aux écrivains distingués, les
** hommages les plus éclatans (*^. Cet
** enthousiasme pour le talent est, je
" l'avouerai, Mylord, un des premiers
'* motifs qui m'attachent à ce pays.
** On n'y trouve point l'imagination
" blasée, l'esprit décourageant, ni la
*' médiocrité despotique, qui savent si
" bien ailleurs tourmenter ou étouffer
" le génie naturel. Une idée, un sen-
" timcnt, une expression heureuse
'* prennent feu pour ainsi dire parmi
" les auditeurs. Le talent, par cela
" même qu'il tient ici le premier rang,
" excite beaucoup d'envie; Pergolèse
'* a été assassiné pour son Stahat ; G ior-
" gione s'armait d'une cuirasse quand il
" était obligé de peindre dans^ un lieu
" public ; mais la jalousie violente
" qu'inspire le talent parmi nous est
'* celle que fait naître ailleurs la puis-
" sance; cettejalousie ne dégrade point
'* son objet, cette jalousie peut haïr,
'* proscrire, tuer ; et néanmoins tou-
" jours mêlée au fanatisme de l'admira-
SïJa coniNNE ou l'italix.
*' tion, elle excite encorde génie tout
" en le persécutant. Enfin, quand on
" voit tant de vie dans un cercle si
" ressené, au milieu de tant d'obsta-
* * clés et d'asservissemens de tout genre,
** on ne peut s'empêcher, ce me sem-
" blende prendre un vif intérêt à ce
** peuple qui respire avec avidité le
*' peu d'air que l'imagination fait péné-
*' trer à travers les- bornes qui le ren-
" ferment.
*' Ces bornes sont telles, je ne l6
*' nierai point, que les hommes main-
" tenant acquièrent rarement en Italie
** cette dignité, cette fierté qui distin-
" gue les nations libres et militaires.
** J'avouerai même, si vous le voulez,,
** Mylord, que le caractère de ces na-
" tions pourrait inspirer aux femmes
*' plus d'enthousiasme et d'amour. Mais
** ne serait il pas possible aussi qu'un
** homme intrépide, noble et sévère
" réunît toutes les qualités qui font ai-
** mer, sans posséder celles qui pro-
** mettent le bonheur'? Corinne.
CORIMITE OV l'iTALIK. S05
• '%'WWV'W.
CHAPITRE IV.
jL^a lettre de Corinne fit repentir une
seconde fois Oswald d'avoir pu songer à
se détacher d'elle. La dignité spirituelle
et la douceur imposante a\'ec laquelle
elle repoussait les paroles dures qu'il
s'était permises le touchèrent et le pé-
nétrèrent d'admiration. Une supériorité
si grande, si simple, si vraie, lui parut
au-dessus de toutes les règles ordi-
naires. Il sentait bien toujours que Co-
rinne n'était pas la femme faible, ti
mide, doutant de tout, hors de ses de-
voirs et de ses sentimens, qu'il avait
choisie dans son imagination pour la
compagne de sa vie; et le souvenir de
Lucile, telle qu'il l'avait vue à l'âge de
douze ans, s'accordait mieux avec cette
i<iée: mais pouvait-on rien comparer
soi CORINNE or L ITALIE,
à Corinne! Les lois, les règles com-
munes pouvaient-elles s'appliquer à
une personne qui réunissait en elle tant
de qualités diverses dont le génie et la
sensibilité étaient le lien? Corinne était
un miracle de la nature, et ce miracle
ne se faisait-il pas en faveur d'Oswald^
quand il pouvait se flatter d'intéresser
une telle femme. Mais quel était son
nom, quelle était sa destinée ? Quel»
seraient ses projets s'il lui- déclarait
l'intention de s'unir à elle ? Tout était
encore dans l'obscurité, et quoique
l'enthousiasme qu'Oswald ressentait
pour Corinne lui persuadât qu'il était
décidé H l'épouser, souvent aussi l'idée
que la vie de Corinne n'avait pas été
tout-à-fait irréprochable, et qu'un tel
mariage aurait été sûrement condamné
par son père, bouleversait de nouveau
toute son ame et le jetait dans l'anxiété
la plus pénible.
Il n'était pas aussi abattu par la
douleur que dans le temps où il ne
CORINNE OU l'iTALIE. 305
connaissait pas Corinne; mais il ne
sentait plus cette sorte de calme qui
peut exister même au milieu du repen-
tir, lorsque la vie entière est consa-
crée à l'expiation d'une grande faute.
Il ne craignait pas autrefois de s'aban-
donner à ses souvenirs, qu'elle que fût
leur amertume ; maintenant il redoutait
les rêveries longues et profondes qui
lui auraient révélé ce qui se passait au
fond de son ame. Il se préparait ce-
pendant à se rendre chez Corinne pour
la remercier de sa lettre et pour obtenir
le pardon de celle qu'il avait écrite,
lorsqu'il vit entrer dans sa chambre
M. Edgermond, un parent de la jeune
Luc i le.
C'était un brave gentilhomme an-
glais qui avait presque toujours vécu
dans la principauté de Galles oCi il
possédait une terre j il avait les prin-
cipes et les préjugés qui servent à main-
tenir en tout pays les choses comniQ,
elles sont; et c'est un bien quand ces
S06 CORINNE OU' l'iTALIE.
choses sont aussi bonnes que la raison
humaine le permet: alors les hommes
tels que M. Eclgermond, c'est-à-dire
les partisans de l'ordre établi, quoique
fortement et même opiniâtrement atta-
chés à leurs habitudes et à leur manière
de voir, doivent être considérés comme,
des esprits éclairés et raisonnables.
Lord Neivil tressaillit eu entendant
annoncer chez lui M. Edgermond, Ul
lui sembla que tous ses souvenirs se
représentaient à la fois ^ mais bientôt
H lui vint dans l'esprit que lady Edgcir
mond, la mère de Lucile, avait envoyét
son paient pour hii faire des reproches,
et qu'elle voulait ainsi gêner son indé-
pendance. Cette pensée lui rendit toutfr
sa fermeté, et il reçut M. Edgermond
avec une froideur extrême. Il avait
d'autant plus tort en l'accueillant ainsi,
que M. Edgermond n'avait pas le moin-
dre projet qui pût concerner lord Nei-
vil. Il traversait l'Italie pour sa santé,
en faisant beaucoup d'exercice, en
CORINNE ou l'iTAHÏ. 307
chassant, en buvant à la santé du roi
George et de la vieille Angleterre j c'é-
tait le plus honnête homme du monde,
et môme il avait beaucoup plus d'esprit
et d'instruction que ses habitudes ne '
devaient le faire croire. Il était Anglais
avant tout, non-seulement comme il
devait l'être, mais aussi comme on au-
fait pu souhaiter qu'il ne lefut pas; sui-
vant dans tous les pays les coutumes duj
Sfien, ne vivant qu'avec les Anglais, et
Ae s'entretenant jamais avec les étranr
gers, non par dédain, mais par une
isorte de répugnance à parler les lan-f
gués étrangères, et de timidité mêm«
à rage de cinquante ans, qui lui ren-
dait très-difficile de faire de nouvelles
connaissances.
—Je suis charmé de vous voir,
dk-il à lord Nelvil, je vais à Naples
dans quinze jours, vous y trouverai-je?
Je le voudrais, car j'ai peu de temps
à rester en Italie, parce que mon régi-
ment doit bientôt s'embarquer. —
308 CORINNE OU l'iTALIL'.
Votre régiment, répéta lord Nelvil, et
il rougit, conmle s'il avait oublié qu'il
avait un congé d'une année, son régi-
ment ne devant pas être employé avant
cette époque ; mais il rougit en pensant
que Corinne pourrait peut-être lui faire
oublier même son devoir. — Votre ré-
giment, à vous, continua M. Edger-
mond, ne sera pas mis en activité de
sitôt, ainsi rétablissez votre santé ici
sans inquiétude; j'ai vu avant de partir
ma jeune cousine à laquelle vous vous
intéressez ; elle est plus charmante que
jamais; et dans un an, quand vous
reviendrez, je ne doute pas qu'elle ne
soit la plus belle femme de l'Angleterre.
— Lord Nelvil se tut, et M. Edger-
mond garda le silence aussi de son côté.
Ils se dirent encore quelques mots d'une
manière assez laconique quoique bien-
veillante, et M. Edgermond allait sor-
tir, lorsqu'il revint sur ses pas, et dit:
■ — A propos, Mylord, vous pouvez me
fai re un plaisir : on m'a dit qiie voua
CORINNE OU l'italie. 309
connaissiez la célèbre Corinne, et bien
que je n'aime pas en général les nou-
velles connaissances, je suis tout-à-fait
curieux de celle-là. — Je demanderai à
Corinne la permission de vous mener
chez elle, puisque vous le désirez, ré-
pondit Oswald. — Faites, je vous prie,
reprit M. Edgermond, que je la voie
un jour où elle improvisera, chantera
ou dansera en notre présence — Co-
rinne, dit lord Neivil, ne montre point
ainsi ses talens aux étrangers, c'est une
femme votre égale et la mienne sous
tous les rapports. — Pardon de ma
méprise, reprit M. Edgermond; comme
on ne lui connaît pas d'autre nom que
Corinne, et qu'à vingt-six ans elle vit
toute seule sans aucune personne de sa
famille, je croyais qu'elle existait par
ses talens, et saisissait volontiers l'oc-
casion de les faire connaître. — Sa for-
tune, répondit vivement lord Neivil,
est tout-à-fait indépendante et soname
encore plus. — M. Edgermond finit à
310 CORINNE OU l'itALIÇ
rinstant de parler sur Corinne, et se
repentit de l'avoir nommée quand il
vit que ce sujet intéressait Oswald. Les
Anglais sont les hommes du monde qui
ont le plus de discrétion et de ménage-
ment dans tout ce qui tient aux aftec-
tions véritables.
M. Edgermond s'en alla. Lord Nel-
vil resté seul ne put s'empêcher de
s'écrier dans son émotion : — Il faut
que j'épouse Corinne, il faut que je sois
son protecteur, afin que personne dé-
sormais ne puisse la méconnaître.Je lui
donnerai le peu que je puis donner, un
rang, un nom, tandis qu'elle me com-
blera de toutes les félicités qu'elle seule
peut accorder sur la terre. — Ce fut dans
cette disposition qu'il se hâta d'aller
chez Corinne, et jamais il n'y entra avec
un plus doux sentiment d'espérance et
d'amour; mais par un mouvement na-
turel de timidité, il commença la con-
versation, pour se rassurer lui-même>
par des paroles insignifiantes, et de ce
CORINNE OU l'iTALIE. 311
nombre fut la demande d'amener M.Ed-
germond chez elle. A ce nom, Corinne
se troubla visiblement, et refusa d'une
voix émue ce que désirait Oswald. Il
en fut singulièrement étonné, et lui dit :
— Je pensais que dans une maison où
vous recevez tant de monde le titre de
mon ami ne serait pas un motif d'exclu-
sion.—Ne vous offensez pas, Mylord.
reprit Corinne, croyez-moi, il faut que
j'aie des raisons bien puissantes pour ne
pas consentir à ce que vous désirez.
— Et ces raisons, me les direz- vous ?
reprit Oswald. — Impossible, s'écria
Corinne, impossible! — Ainsi donc, dit
Oswald et la violence de son émo-
tion lui coupant la parole, il voulut
sortir : Corinne alors, tout en pleurs,
lui djt en anglais : — Au nom de Dieu,
si vous ne voulez pas briser mon cœur,
ne partez pas. —
Ces paroles, cet accent remuèrent
profondément l'ame d'Oswald, et il se
rassit à quelque distance de Corinne,
312 CORINNE OU l'iTALIE.
la tête appuyée contre un vase d'al-
bâtre qui éclairait sa chambre; puis
tout à coup il lui dit; — Cruelle femme,
vous voyez que je vous aime, vous
voyeis que vingt fois par jour je suis
prêt à vous ofllrir et ma main et ma
vie, et vous ne voulez pas m'apprendre
qui vous êtes! Dites-le moi, Corinne,
dites-le moi, répétait-il en lui tendant
la main avec la plus touchante expres-
sion de sensibilité. — Oswald, s'écria
Corinne, Oswald, vous ne savez pas le
mal que vous me faites. 3i j'étais assez
insensée pour vous tout dire, si je l'é-
tais, vous ne m'aimeriez plus. — Grand
dieu, reprit-il, qu'avez-\.ous donc à
révéler? — Rien qui me rende indigne
de vous; mais des hasards, mais des dif-
férences entre nos goûts, nos opinions,
qui jadis ont existé, qui n'existeraient
plus. N'exigez pas de moi ([ue je me
fasse connaître à vous, un jour peut-
être, un jour si vous m'aimez assez, si...
Ah! je ne sais ce que je dis, continua
CORINNE OU l'iTALIE. 313
Corinne, vous saurez tout, mais ne
m'abandonnez pas avant de m'en-
te ndre. Promettez-le-moi au nom de
votre père qui réside dans le ciel.—- Ne
prononcez pas ce nom, s'écria lord
Nelvil, savez-vous s'il nous réunit ou
s'il nous sépare ! Croyez-vous qu'il con-
sentît à notre union? Si vous le croyez,
attestez-le-moi, je ne serai plus troublé,
déchiré. Une fois je vous dirai quelle a
été ma triste vie, mais à présent voyez
dans quel état je suis, dans quel état
vous me mettez. — Et en effet son front
était couvert d'une froide sueur, son vi-
sage était pâle et ses lèvres tremblaient
en articulant à peine ces dernières pa-
roles. Corinne s'assit à côté de lui, et
tenant ses mains dans les siennes le rap-
pela doucement à lui-même. — Mon
cherOswald, lui dit-elle, demandez à
M. Edgermond s'il n'a jamais été dans
le Northumberlaiid, ou du moins si ce
n'est que depuis cinq ans qu'il y a été :
dans ce cas seulement vous pouvez l'a-
7^ome 1. Q
814 CORINNE OU l'iTALIE.
mener ici. — Oswald regarda fixement
Corinne à ces mots ; elle baissa les yeux
et se tut. Lord Nelvil lui répondit: —
Je ferai ce que vous m'ordonnez, et i4
partit
Rentré chez lui, il s'épuisait en con-
jectures sur les secrets de Corinne, il
lui paraissait évident qu'elle avait passé
beaucoup de temps en Angleterre, et
que son nom et sa famille devaient
y être connus. Mais quel motif les lui
faisait cacher, et pourquoi avait-elle
quitté l'Angleterre si elle y avait été éta-
blie? Ces diverses questions agitaient
extrêmement lecœurd'Oswald, il était
convaincu que rien de mal ne pouvait
être découvert dans la vie de Corinne:;
mais il craignait une combinaison de
circonstances qui pût la rendre cou-
pable aux yeux des autres, et ce qu'ii
redoutait le plus pour elle, c'était la
désapprobation de l'Angleterre. Il se
eentait fort contre celle de tout autre
paya; mais le souvenir de son père était
CORINNE OU l'iTALIE. 315
si intimement uni clans sa pensée avec
sa patrie, que ces deux sentiniens s'ac*
croissaient l'un par Tautre. Oswald sut
de M. Edgermond qu'il avait été pour
la première fois dans le Northumber-
land l'année dernière, et lui promit de
le conduire le soir même chez Corinne.
II arriva le premier pour la prévenir
des idées que M. Edgermond avait con-
çues sur elle, et la pria de lui faire sen-
tir par des manières froides et réservées
combien il s'était trompé.
— Si vous le permettez, reprit Co-
rinne, je serai avec lui comme avec
tout le monde; s'il désire de m'enten-
dre, j'improviserai pour lui; enfin je
me montrerai telle que je suis, et je
crois cependant qu'il apercevra tout
aussi bien la dignité de l'ame à travers
une conduite simple, que si je me don-
nais un air contraint qui serait affecté.
— Oui, Corinne, répondit Oswald,
oui, vous avez raison. Ah ! qu'il aurait
tort celui qui voudrait altérer eu rien
316 CORINNE OU l'iTALIE.
votre admirable naturel '.-—M. Edger-
mond arriva dans ce moment avec le
reste de la société. Au commencement
d^ la soirée lord Nelvil se plaçait à côté
deCorinne,et,avec un intérêt qui tenait
à la fois de l'amant et du protecteur^ il
disait tout ce qui pouvait la faire valoir;
il lui témoignait un respect quiavaiten-
core plus pour but de commander ks
égards des autres, que de se satisfaire lui-
inême; mais il sentit bientôt avec joie
l'inutilité de toutes ses inquiétudes. Co-
rinne captiva tout-à-fait M. Edger-
mond; elkle captiva non-seulement par
son esprit et ses charmes, mais en lui
inspirant le sentiment d'estime que les
caractères vrais obtiennent toujours des
caractères honnêtes; et lorsqu'il osa lui
demander de se faire entendre sur un
sujet de son choix, il aspirait i\ cette
grâce av€c autant de respect que d'em-
pressement. Elle y consentit sansseftiire
prier un instant, et sut prouver ainsi
gue cette faveur avait un prix indépen-
CORINNE OU l'iTALIE. 317
tlant de la difficulté de l'obtenir. Mais
elle avait un si vif désir de plaire à un
compatriote d'Oswald, à un homme
qui par la considération qu'il méritait
pouvait influer sur son opinion en lui
parlant d'elle, que ce sentiment la rem-
plit tout à coup d'une timidité qui lui
était nouvelle; elle voulut comuieucer,
et elle sentit que l'émotion lui coupait
la parole. Oswald souffrait de ce qu'elle
ne se montrait pas dans toute sa supé-
riorité à un Anglais. Il baissait les yeux
et son embarras était si visible, que Co-
rinne, uniquement occupée de l'effet
qu'elle produisait sur lui, perdait tou-
jours plus la présence d'esprit néces-
saire pour le talent d'improviser. Enfin
sentant qu'elle hésitait, que les paroles
lui venaient par la mémoire et non par
le sentiment, et qu'elle ne peignait ainsi
ni ce qu'elle pensait, ni ce qu'elle éprou-
vait réellement, elle s'arrêta tout à
coup, et dit à M. Edgermond : — Par-
donnez-moi si la timidité m'ôte aujour-
3
318 CORINNE OU L'iTALIE.
d'hui mon talent, c'est la première fois,
mes amis le savent, que je me suis trou-
vée ainsi tout-à-fait au-dessous de moi-
même, mais ce ne sera peut-être pas la
dernière, ajouta-t-elle en soupirant.
Oswald fut profondément ému par
la touchante faiblesse de Corinne. Jus-
qu'alors il avait toujours vu 1 imagina-
tion et le génie triompher de ses affec»
lions,, et relever son ame dans les mo-
mens où elle était le plus abattue; cette
fois, le sentiment avait subjuc'ué tout-
à-fait son esprit; et néanmoins Oswald
s'était tellement identifié dans cette oc-
casion avec la gloire de Corinne, qu*H
avait souffert de son trouble, au lieu
d'en jouir. Mais comme il était certain
qu'elle brillerait un autre jour avec
l'éclat qui lui était naturel, il se livra
sans regret à la douceur des observa-
tions qu'il venait de faire, et l'image
de son amie régna plus que jamais
dans son cœur.
•WV%i'VX>W"WVW^"«
LIVRE VII.
LA LITTÉRATURE ITALIENNE,
CHAPITRE PREMIER.
JLrfORD Nelvil désirait \ ivement quer
M. Edgermond jouît de l'entretien de
Corinne, qui valait bien ses vers impro-
visés. Le jour suivant^ la même société
se rassembla chez elle ; et^ pour l'en-
gagera parler, il amena la conversation
sur la littérature italienne, et provoqua
sa vivacité naturelle, en affirmant que
TAngleterre possédait' un plus grand
nombre de vrais poètes et de poètes
supérieurs^ par l'énergie et la sensibi-
lité, à tous ceux dont l'Italie pouvait
se vanter.
— D'abord, répondit Corinne, les
étrangers ne connaissent, pour la plu-
part, que nos poètes du premier rang,
5
320 - cOKiN.\£ OU l'italie.
Le Dante, Pétrarque, l'Arioste, Gua-
rini, Le Tas$e et Métastase, tandis que
nous en avons plusieurs autres, tels
que Chiabrera, Guidi, Filicaja, Pa-
rini, etc., sans compter Sannazar, Po-
litien, etc. qui ont écrit en latin avec
génie; et tous réiinissent dans leurs
vers le coloris à l'harmonie, tous
savent, avec plus ou moins de talent,
£a,ire entrer les merveilles des beaux
arts et de la nature dans les tableaux
représentés par la parole. Sans doute il
n'y a pas dans nos poètes cette mélan-
colie profonde, cette connaissance du
cœur humain qui caractérise les vôtres;
mais ce genre de supériorité n'appar-
tient-il pas plutôt aux écrivains philo-
sophes qu'aux poètes? La mélodie
brillante de l'italien convient mieux à
l'éclat des objets extérieurs qu'à la mé-
ditation. Notre langue serait plus propre
à peindre la fureur que la tristesse,
parce que ks seutimens réfléchis exi-
gent des expressions plus métaphy-
CORINNE OU l'iTALIE. 321
siques, tandis que le désir dç la ven-
geance anime l'imagination, et tourne
la douleur en dehors. Cesarotti a fait la
meilleure et la plus élégante traduction.
d'Ossian qu'il y ait ; mais il semble, en
la lisant, que les mots ont en eux-
mêmes un air de fête qui contraste
avec les idées sombres qu'ils rappellent.
On se laisse charmer par nos douces
paroles, de ruisseau limpide, de cani'
pagne riante. A' ombrage Jrais, comme
par le murmure des eaux et la variété
des couleurs ; qu'exigez-vous de plus de
la poésie ? pourquoi demander au ros-
signol ce que signifie son chant? il ne
peut l'expliquer qu'en recWTimençant
à chanter ; on ne peut le comprendre-
qu'en se laissant aller à l'impressioil
qu'il produit. La mesure des vers,', lef
rimes harmonieuses, ces terminaisons
rapides, composées de deux syllables
brèves, dont les sons glissent en effets
comme l'indique leur nom (Sdrucciolï)^
imitent quelquefois les pas légers àçht
322 CORINNE OU L ITALIE.
danse; quelquefois des tons plus graves
rappellent le bruit de l'orage ou l'éclat
des armes; enfin notre poésie est une
merveille de limagination, il ne faut y
chercher que ses plaisirs sous toutes les
formes.
— Sans doute, reprit lord Nelvil,
vous expliquez, aussi bien qu'il est
possible,^ et les beautés et les défauts
de votre poésie; mais quand ces dé-
fauts, sans les beautés, se trouvent dans
la prose, comment les défendrez-vous ?
Ce qui n'est que du vague dans la poé-
sie devient du vide dans la prose ; et
cette foule d'idées communes, que vos
poètes savent embellir par leur mélodie
et leurs images, reparaît h froid dans la
prose avec une vivacité fatigante. La
plupart de vos écrivains en prose, au-
jourd'hui, ont un langage si déclama-
toire, si diffus, si abondant en super-
latifs, qu'on dirait qu'ils écrivent tous
de commande, avec des phrases reçues,
et pour une nature de convention ; ils
CORINNE OU L*IT.ALIE. 323
semblent ne passe clouter qu'écrire c'est
exprimer son caractère et sa pensée. Le
style littéraire est pour eux un tissu
artificiel, ime mosaïque rapportée, je ne
sais quoi d'étranger enfin à leur ame,
qui se fait avec la plume, comme un
ouvrage mécanique avec les doigts;. ils
possèdent au plus haut degré le secret
de développer, de commenter, d'enfler
une idée, de faire mousser un senti-»
ment^ si l'on peut parlcrainslj tellement
qu'on^serait tenté dédire à cesécrivainsy
comme cette femme africaine àunedams
française qui portait un grand panier
sous une longue robe : Madame^ tou4
cela- est-il vous-même/' ^n effet, oii. est
l'être réel/ dans toute cette- pompe de
mots, qu'une expression vraie ferait dis*»
paraître comme un vain prestige ?
— Vous oubliez, interrompit vive*-
ment Corinne, d'abord Machiavel et
Bocace, puis Gravina, Filangieri, et de
nos jours encore Cesarotti, Verri, Betti^r
nelli, et tant d'autres enfin qui savent
6
324 CORINNE OU l'italie.
écrire et penser (i7. Mais je conviens
avecvousque depuis les dernierssiècles,
des circonstances malheureuses ayant
privé l'Italie de son indépendance, on
y a perdu tout intérêt pour la vérité, et
souvent même la possibilité de la dire.
Il en est résulté l'habitude de se com-
plaire dans les mots sans oser appro-
cher des idées. Comme l'on était cer-
tain de ne pouvoir obtenir par ses écrits
aucune influence sur les choses, on n é-
crivait que pour montrer de l'esprit,
ce qui est le plus sûr moyen de finir
bientôt par n'avoir pas même de l'es-
prit; car c'est en dirigeant ses efforts
vers un objet noblement utile qu'on
rencontre le plus d'idées. Quand les
écrivains en prose ne peuvent influer
en aucim genre sur le bonheur d'une
nation, quand on n'écrit que pour bril-
îeFy enfin quand c'est la route qui est
le but, on se replie en mille détours,
mais l'on n'avance pas. Les Italiens, il
est vrai, craignent les pensées nouvelles.
CORINNE OU l'italie. 325
mais c'est par paresse qu'ils les redou-
tent, et non par servilité littéraire. Leur
caractère, leur gaieté, leur imagination
ont beaucoup d'originalité, et cepen*
dant comme ils ne se donnent pi us la
peine de réfléchir, leurs idées générales
sont communes ; leur éloquence même,
si vive quand ils parlent, n'a point de
naturel quand ils écrivent ; on dirait
qu'ils se refroidissent eu travaillant ;
d'ailleurs les peuples du midi sont gênés
par la prose, et ne peignent leurs véri-
tables senti mens qu'en vers. Il n'en
est pas de même dans la littérature fran-
çaise, dit Corinne, en s'adressant au
comte d'Erfeuil, vos prosateurs sont
souvent plus éloquens, et même plus
poétiques que vos poètes. — Il est vrai,
répondit le comte dErtèuil, que nous
avons en ce genre les véritables auto-
rités classiques; Bossuet, La Bruyère,
Montesquieu, Buffon, ne peuvent être
surpassés; surtout les deux premiers,
qui appartiennent à ce siècle de Louis
XIV, qu'on ne saurait trop louer, et
326 CORINNE OU L'ITALIE.
dont il faut imiter, autant qu'on le peut,
ks parfaits modèles. C'est un conseil
que les étrangers doivent s'empresser
de suivre aussi bien que nous — J'ai
de la peine à croire, répondit Corinne,
qu'il fût désirable pour le monde en-
tier de perdre toute couleur nationale,
toute originalité de sentimens et d'es-
prit, et j'oserai vous dire, M. le comte,
que,, dans votre pays même, cette or-»
thodoxie littéraire, si je puis m'expri-
mer ainsi, qui s'oppose à toute innova»
tion heureuse, doit rendre à la longue
votre littérature très-stérile. Le génie
est essentiellement créateur, il porte
le caractère de l'individu qui le pos-
sède.. La nature, qui n'a pas- voulu que
deux feuilles se ressemblassent, a mis
encore plus de diversité dans les âmes,
et l'imitation est une espèce de mortj
puisqu'elle dépouille chacun de son
existence naturelle. —
Ne voudriez- vous pas, belle étran*
gère, reprit le comte d'Erfeuil, que
nous admissions chez nous la barbarie
CORINNE ou L'iTAtlE. 327
tudesque, les nuits d'YoungdesAnglais,
les Concetti des Italiens et des Espa-
gnols. Que deviendraient le goût, l'é-
légance du style français après un tel
mélange? — Le prince Casteli- Forte,
qui n'avait point encore parlé, dit : —
II me semble que nous avons tous be-
soin les uns des antres; la littérature de
chaque pays découvre, à qui sait la
connaître, une nouvelle sphère d'idées.
C'est Charles-Quint lui-même, qui a
dit: c^yx'îin homme qui sait quatre lan-
gues vaut quatre hommes. Si ce grand
génie politique en jugeait ainsipour les
affaires, combien cela n'est-il pas plus
vrai pour les lettres? Les étrangers sa-
vent tous le français; ainsi leur point
de vue est plus étendu que celui des
Français qui ne savent pas les langues
étrangères. Pourquoi ne se donnent-
ils pas plus souvent la peine de les ap-
prendre? ils conserveraient ce qui les
distingue, et découvriraient ainsi quel-
quefois ce qui peut leur manquer. —
528 CORINNE ou l'italie.
CHAPITRE II.
GtT? m'avouerez au moins, reprit
le comte d'Erfeuil, qu'il est un rapport
sous lequel nous navons rien à ap-
prendre de personne. Notre théâtre est
décidément le premi^er de l'Europe > car
je ne pense pas que lés Anglais eux-
mêmes imaginassent de nous opposer
Shakespeare —Je vous^ demande par-
don, in'eÎTompit M. Edgermond ;" ils
llm'agînfent. — Et, ce mot dit, il rentra
dans le silence. — Alors je n'ai* rîén
à dire, continiui" Te comte d'Erfeuil,
avec un sourire qui exprimait un dé-
dain gracfeux, chacun peut penser ce
qu'il veut j mais enfin je persiste à
croire qu'on peut affirmer sans pré-
somption que nous sommes les pre-
miers dans l'art dramatique ; et quant
aux Italiens, s'il m'est permis de parler
CORINNE OU l'iTALIE. SS^
franchement, ils ne se doutent seule-
ment pas qu'il y ait un ait dramatique
dans le monde. La musique est tout'ch^/
eux, et la pièce n'est rien. Si le second
acte d'une pièce a une meilleure mu-
sique que le premier, ils commencent
par le second acte ; si ce sont les deux
premiers actes de deux pièces diffé-
rentes, ils jouent ces deux actes le'
même jour, et mettent entre deux uw
acte d'une comédie en prose, qui con-
tient ordinairement la meilleure mo-
rale du monde, mais une morale toute
composée de sentences que nos ancê-
tres mêmes ont déjà renvoyées à l'é-
tranger comme trop vieilles pour eux.
Vos musiciens fameux disposent en
entier de vos poètes; l'un lui déclare
qu'il ne peut pas chanter s'il n'a dans
son ariette la parole félicita ; le ténor
demande \a.tofnba; et le troisième chan-
teur ne peut faire des roulades que sur
le mot catene. Il faut que le pauvre
poète arrange ces goûts divers comme
1330 eORINNE ou L'ITALIE..
il le peut avec la situation dramatique.
Ce n'est pa& tout encore; il y a des
virtuoses qui ne veulent pas arriver
de plein-pied sur le théâtre ; il faut
qu'ils se montrent d'abord dans un
nuao^e, ou qu'ils descendent du haut
de Tcscalier d'un palais pour produire
plusd'efFetà leur entrée. Quand l'ariette
est chantée, dans quelque situation
touchante ou violente que ce soit, l'ac-
teur doit saluer pour remercier des ap-
plaudissemens qu'il obtient.. L'autre
jour, à Séniiramis, apîès que le spectre
de Ni nus eut chanté son ariette, l'ac-
teur qui le représentait fit, e» son cos-
tume d ombre, une grande révérence
au part ire; ce qui diminua beaucoup
l'efFroi de l'apparition.
On est accoutumé en Italie à regar-
der le théâtre comme une grande salle
de réunion où l'on n'écoute que les airs
et le ballet. C'est avec raison que je dis
où l'on n'écoute que le ballet, car c'est
seulement lorsqu'il va commencer qu©
CORINNE OU L'ITALIE. 331
le parterre fait faire silence ; et ce
ballet est cncoi:e un cl>ef-d'œuvre de
mauvais goût. Excepté les grotesques,
qui sont de véritables caricatures de la
danse, je ne sais pas ce qui peut amu-
ser dans ces ballets, si ce n'est leur
ridicule. J'ai vu Gengis-kan, mis en.
ballet, tout couvert d hermine, tout
revêtu de beaux sentimens, car il cé-
dait sa couronne à l'enfant du roi qu'il
avait vaincu, et l'élevait en l'air sur
un pied ; nouvelle façon d*établir ua
monarque sur le trône. J'ai aussi vu le
dévouement de Curtius, ballet en trois
actes, avec tous les divevtissemens.
Curtius, habillé en berger d'Arcadie,
dansait long-temps avec sa maîtresse
avant de monter sur un véritable che-
val au milieu du théâtre, et de s'élan-
cer ainsi dans un gouffre de feu fait avec
du satin jaune et du papier doré ; ce
qui lui donnait beaucoup plus l'appa-
rence d'un surtout de dessert que d'un
ftbîme. Enfin j'ai vu tout iabrégé de
332 CORINNE OU l'italie.
rhistoiie romaine en ballet, depuis Ro-
mulus jusqu'à César.—-
Tout ce que vous dites est vrai, ré-
pondit le prince Castel-Forte avec
flouceur, mais vous n'avez parlé que
de la musique et de la danse, et ce
n'est pas là ce que dans aucun pays l'on
considère comme le théâtre drama-
tique,—C'est bien pis, interrompit le
comte d'Erfeu^l quand on représente
des tragédies ou des drames qui ne sont
pas nommés drame d'ime foi joyeuse^
on réunit plus d'horreurs en cinq actes
que l'imagination ne pourrait se le figu-
seiv Dans une des pièces de ce genre,
l'amant tue le frère de sa maîtresse dès
le second acte; au troisième il brûle la
cervelle à sa maîtresse elle-même sur
le théâtre; le quatrième est rempli par
renterrement; dans l'intervalle du qua-
trième au cinquième acte, l'acteur qui
joue l'amant vient anno"X"er, le plus
tranquillement du monde, au parterre
les arlequinades que l'on donne le jour
CORINNE OU l'italie. 333
suivant, et reparaît en scène au cin-
<juième acte pour se tuer d'un coup de
pistolet. Les acteurs tragitjues sont en
parfaite harmonie avec le froid et le
gigantesque des pièces. Ils coinmettent
toutes ces terribles actions avec le plus
grand calme. Quand un acteurs'agite,
on dit qu'il se démène comme un pré-
dicateur; caF, en eflfet, il y a beaucoup
plus de mouvement dans la chaire que
sur le théâtre, et c'est bien heureux
que ces acteurs soient si paisibles dans
le pathétique, car, comme il n'y a
rien d'intéressant dans la pièce, ni dans
la situation, plus ils feraient de bruit,
plus ils seraient ridicules : encore si ce
ridicule était gai, mais il n'est que mo-
notone. Il n'y a pas plusen Italie de co-
médie que de tragédie; et dans cette
carrière encore c'est nous qui sommes
les premiers. Le seul geme qui appar-
tienne vraiment à l'Italie, ce sont les
arlequinades ; un valet fripon, g^ur-
- mand et poltron, un vieux tuteur
334 CORINNE OIT l'iTALIE.
dupe, avare ou amoureux, voilà tout
le sujet de ces pièces. Vous conviendrez
qu'il ne faut pas beaucoup d effr>rts
pour une telle invention, et que le Tar-
tuffe et le Misanthrope supposent un
peu plus de génie. —
Cette attaque du comte d'Erfeuil
déplaisait assez aux Italiens qui 1 écou-
taient; mais cependant ils en riaient;
et le comte d'Erfeuil en conversation
aimait beaucoup mieux montrer de
l'esprit que de la bonté. Sa bienveil-
lance naturelle influait sur ses actions,
mais son amour-propre sur ses paroles*
Le prince Castel-Forte et tous les Ita-
liens qui se trouvaient ^à étaient impa-
tiensde réfuter le comte d'Erfeuil; mais
comme ils croyaient leur cause mieux
défendue par Corinne que par tout au-
tre, et que le plaisir de briller en con-
versation ne les occupait guère, ils sup-
pliaient Corinne de répondre, et se
contentaient seulement de citer les
noms si connus de Maffei, de Métas-
'COriîh'ne ou l'italiê. S55
tase, de Goldoni, d'Alfieii, de Monti.
Corinne convint d'abord que les Ita-
liens n'avaient point de théâtre; mais
elle voulut prouver que Jes circons^'
tances, et non l'absence du talent eii
était la cause. La comédie qui tient à
l'observation tles mœurs nc^eut exister
que dans un pays où l'on vit habituelle-
ment au centre d'une société nom-
breuse et brillante; il n'y a en Italie
que des passions violentes ou des jo-uis-
sances paresseuses; et les passions vio-
lentes produisent des crimes ou des
vices d'une couleur si forte, quelles
font disparaître toutes les nuances des
caractères. Mais la comédie idéale,pour
ainsi dire celle qui tient;à l'imagination
et peut convenir à tous les temps comme
à tous les pays, c'est ^n Italie qu'elle a
été inventée. Les personnages d'Arle-
quin, de Brighella, de Pantalon, etc.
se trouvent dans toutes les pièces avec
le même caractère. Ils ont, sous tous
les rapports, des masques et non pas
336 COEINNE OU l'itALIE.
des visages: c'est-à-dire que leur phy-
sionomie est celle de tel genre de per-
sonnes et non pas de tel individu. Sans
doute les auteurs modernes des avle-
quinades, trouvant tous les rôles don-
nés d'avance comme les pièces d'un
jeu d'échecs, n'ont pas le méritedelcs
avoir inventés; mais cette première
invention est due à Tltahe ; et ces per-
sonnages fantasques, qui d'un hout de
l'Europe à l'autre amusent tous les en-
fans et les hommes que l'imagination
rend enfans, doivent être considérés
comme une création des Italiens qui
leur donne des droits à i'art de la co-
médie.
L'observation du cœur humain est
une source inépuisable pour la littéra-
ture, mais les natiojîs qui sont plus
propres à la poésie qu'à la réflexion se
livrent plutôt à l'enivrement de la joie
qu'à l'ironie philosophique. Il y a quel-
que chose de tri&te au fond de la plai-
santerie foQtlée sur la connaissance des
CORINNE OU l'italie. 337
hommes, la gaieté vraiment inofîensive
est celle qui appartient seulement à
rimagi nation. Ce n'est pas que les Ita-
liens n'étudient habilement les hom-
mes avec lesquels ils ont à faire, et ne
découvrent plus finement que personne
les pensées les plus secrètes ; mais c'est
comme esprit de conduite qu*ils oiit ce
talent, et ils n'ont point lliabittide
d'en faire un usage littéraire. Peut-
être même n'aimeraient-ils pas à géné-
raliser leurs découvertes, à pui 1 cr
leurs aperçus. Ils ont dans le caractère
quelque chose de prudent et de dis-
-simulé, qui leur conseille de ne pas
mettre en dehors, par les comédies,
<;e qni leur sert à se guider dans les
Telations particulières, et de ne pas ré-
véler par les fictions de l'esprit te qui
l^ut être utile dans les circonstances
^k; la vie réelle.
Machiavel cependant, bien loin de
lien cacher, a fait connaître tous les
«ecrets d'u«e politique criminelle ; t*
Tome 1. P
388 CORINNE OU l'italie.
l'on peut voir par lui de quelle terrible
connaissance du cœur humain les Ita-
liens sont capables! mais une telle pro-
fondeur n'est pas du ressort de la co-
médie, et les loisirs de la société, pro-
.prement dite, peuvent seuls apprendre
â peindre les hommes sur la scène co-
mique. Goldoni qui vivait à Venise, la
ville d'Italie où il y a le plus de société,
met déjà dans ses pièces beaucoup plus
de finesse d'observation qu'il ne s'en
trouve communément dans les autres
auteurs. Néanmoins ses comédies sont
monotones, on y voit revenir les mêmes
situations, parce qu'il y a peu de va-
riété dans les caractères. Ses nom-
breuses pièces semblent faites sur le
modèle des pièces de théâtre en géné-
ral, et non d'après la vie. Le vrai carac-
tère de la gaieté italienne ce n'est pas
la moquerie, c'est l'imagination; ce
n'est pas la peinture des mœurs, mais
les exagérations poétiques. C'est l'A-
jioste et non pas Molière qui peut
amuser l'Italie.
CORINNE OU l'iTALIE. 339
Gozzi, le rival de Goldoni, a bien
plus d'originalité dans ses compositions,
elles ressemblent bien moins à des co-
médies régulières. Il a pris son parti
de se livrer franchement au génie ita-
lien, de leprésenter des contes de fées,
de mêler les bouffonneries, les arle-
quinades, au merveilleux des poëmes;
de n'imiter en rien la nature, mais de
se laisseraller aux fantaisies de la gaieté
comme aux chimères de la féerie, et
d'entraîner de toutes les manières l'es-
prit au-delà des bornes de ce qui se
passe dans le monde. Il eut un succès
prodigieux dans son temps, et peut-'
être est-il l'auteur comique dont le
genre convient le mieux à l'imagination
italienne; mais pour savoir avec certi-
tude quelles pourraient être la comédie
et la tragédie en Italie, il faudrait qu'il
y eut quelque part un théâtre et des
acteurs. La multitude des petites villes
qui toutes veulent avoir un théâtre,
perd en les dispersant le peu de res-
P2
540 GôïiiNNE OU l'italil.
sources qu'on pourrait rassembler. La
«division des états, si favorable en gé-
néral à la liberté et au bonheur, est
nuisible à Tltalie. Il lui faudrait un
cfetitpc de lumières et de puissance
pour résister aux préjugés qui la dé-
vorent. L'autarité des gouvernemens
réprime souvent ailleurs 1 elaji indivi-
duel. En Italie cette autorité serait un
bien,&i elle luttait contre rigDorancc des
états «éparés et des hommes isolés entre
eux, si elle <:orabat tait par l'émulation
l'indolence naturelie au climat, enfin
si eile donnait une vie à toute œtte na-
tion qui isecontente xl'un rêve.
Ces divrerses idées et pliusieurs au-
tres encore furent spirituellement dé-
veloppées par Corinne. File entendait
aussi très-bien l'art rapide des entre-
tiens légers qui n'ins'istcnt sur rien, et
l'occupation de plaire qui fait valoir
chacun à son tour, quoiqu'elle s'a^jan-
<kmnât souvent dans la conversation
au genre de talent qui la rendait une
coRiNîîE OU l'italte. 34lr
improvisatrice célèbre. Plusieurs fois
elle pria le prince Castel-Forte de venir
à son secours en faisant connaître ses
propres opinions sur le même sujet»
mais elle parlait si bien, que tous les
auditeurs se plaisaient à l'écouter et
ne supportaient pas qu'on l'interrompît.
M. Edgermond surtout ne pouvait se.
rassasier de voir et d'entendre Corinne,
H osait à peine lui exprimer le senti»
ment d'admiration qu'elle lui inspirait,
et prononçait tout bas quelques mots à
sa louange, espérant qu'elle les com*
prendrait sans qu'il fût obligé de les lui
dire. Il avait cependant un désir si vif
de savoir ce qu'elle pensait sur la tra-
gédie, qu'il se hasarda, malgré sa timi-
dité, à lui adresser la paiole à cet
égard.
— Madame, lui dit-il, ce qui me
paraît surtout manquer à la littérature
italienne, ce sont des tragédies ; il me
semble qu'il y a moins loin des enfans
aux hommes, que de vos tragédies aux
3
342 CORINNE OU L*ITAL1E.
nôtres : car les enfans, dans leur mo-
bilité, ont des sentimens légers, mais
vrais, tandis que le sérieux de vos tra-
gédies a quelque chose d'affecté et de
gigantesque (jui détruit pour moi toute
émotion. N'est-il pas vrai, lord Xelvil?
continua M.Edgermond, en se retour-
nant vers lui et l'appelant par ses re-
gards à le soutenir, étonné qu'il était
d'avoir osé parler devant tant de
monde.
— Je pense en entier comme vous,
répoudit Oswald. Métastase, que l'on
vante comme lepoëtede l'amour, donne
à cette passion, dans tous les pays,
dans toutesles situations, la même cou-
leur. On doit applaudir à des ariettes
admirables, tantôt par la grâce et l'har-
monie, tantôt par les beautés lyriques
du premier ordre qu'elles renferment,
surtout quand on les détache du drame
où elles sont placées; mais il nous est
impossible à nous qui possédons Sha-
kespeare, le poète qui a le mieux ap-
CORINNE OU l'italie. 343-
profondi l'histoire et les passions de
rhomme, de supporter ces deux cou-
ples d'amoureux qui se partagent pres-
que toutes les pièces; de Métastase^ et
qui s'appellent' tantôt Achille, tantôt
Tircis, tantôt Brutus^ tantôt Gorilas,^
et chantent tous de la même manière
des chagrins et des martyres d'amour
qui remuent à peine l'anie à la super-
ficie, et peignent comme une fadeur le
sentiment le plus orageux qui puisse
agiter le cœur humain. C'est avec un
respect profond pour le caractère d'Al-
fieri, que je me permettrai quelques ré-
flexions sur ses pièces. Leur but est si
noble, les sentimens que l'auteur ex-
prime sont si bien d'accord avec sa
conduite personnelle, que ses tragédies
doivent toujours être louées comme
des actions, quand même elles seraient
critiquées à quelques égards comme
des ouvrages littéraires. Mais il me
semble que quelques-unes de ses tra-
gédies ont autant de monotonie dans la
344 coniNNE OU l'italir.
force, que Métastase en a dans la dou-
ceur. Il y a dans les pièces d'Alfieri
une telle profusion d'énergie et de ma-
gnanimité, ou bien une telle exagé-
ration de violence et de crime, qu'il
est impossible d'y reconnaître le véri-
table caractère des hommes. Ils ne sont
jamais ni si mcchans ni si généreux qu'il
les peint. La plupart des scènes sont
composées pour mettre en contraste le
viccetlavertu; mais ces oppositions ne
sont pas présentées avec les gradations
de la vérité. Si les tyrans supportaient
dans la vie ce que les opprimés leur
disent en face dans les tragédies d'Al-
fieri, on serait presque tenté de les
plaindre. La pièce d"Octavie est une de
celles où cedéfaut de vraisemblance est
le plus frappant. Sénèque y moralise
sans cesse Néron, comme s'il était le
plus patient des hommes, et lui Sénè-
que leplus courageux de tous.Le maître
du monde, dans la tragédie, consent
à se laisser insulter et à se mettre en
CORINNE OU l'italie. 345
colère à chaque scène pour le plaisir
des spectateurs, comme s'il ne dépen-
dait pas deluidetoutfîniravecunmot.
Certainement ces dialogues continuels
donnent lieu à de très-belles réponses
de Sénèque, et l'on voudrait trouver
dans une harangue ou dans un ouvrage
les nobles pensées qu'il exprime ; mais
est-ce ainsi qu'on peut donner l'idée de
la tyrannie ? Ce n'est pas la peindre
sous ses redoutables couleurs, c'est en
faire seulement un but pour l'escrime
de la parole. Mais si Shakespeare avait
représenté Néron entouré d'homiiies
tremblans qui oseraient à peine répon-
dre à la question la plus indifférente ;
lui-même cachant son trouble, s'effor-
çant de paraître calme, et Sénèque
près de lui travaillant à l'apologie du
meurtre d'Agrippine, la terreur n'eût-
elle pas été mille fois plus grande ? et
pour une réflexion énoncée par l'au-
teur, mille ne seraient-elles pas nées
dans l'ame des spectateurs, par le si-
5
346 CORINNE OU l'italie.
lencemême de la rhétorique et la vérité
des tableaux? —
Oswalcl aurait pu parler long-temps
encore sans que Corinne l'eût inter-
rompu ; elle se plaisait tellement, et
dans le son de sa voix, et dans la noble
élégance de ses expressions, qu'elle eût
voulu prolonger cette impression des
heures entières. Ses regards fixés sur
lui avaient peine à s'en détac her, lors
même qu'il eût cessé de parler. Elle se
tourna lentement veis le reste de la
société, qui lui demandait avec impa-
tience ce qu'elle pensait de la tragédie
italienne, et revenant à lord Nelvil : —
Mylord, dit-elle, je suis de votre avis
presque sur tout, ce n'est donc pas pour
vous combattre que je réponds, mais
pour présenter quelques exceptions à"
vos observations peut-être trop géné-
rales. Il est vrai que Métastase est plu-
tôt un poète lyrique que dramatique,
et qu'il peint l'amour comme l'un des
beaux-arts qui embellissent la vie, et
CORINNE OU L*ITALIE. 347
non comme le secret le plus intime de
nos peines ou de notre bonheur. En
général, quoique notre poésie ait été
consacrée à chanter l'amour, je hasar*
derai de dire que nous avons plus de
profondeur et de sensibilité dans la
peinture de toutes les autres pa'ssions
que dans celle-là. A force de faire des
vers, amoureux, on s'est créé à cet
égard parmi nous un langage convenu,
et ce n'est pas ce qu'on a éprouvé, mais
ce qu'on a lu qui sert d'inspiration aux
poètes. L'amour tel qu'il existe en Italie
ne ressemble nullement à l'amour tel
que nos écrivains le peignent. Je ne
connais qu'un roman, Fiammetta du
Bocace, dans lequel on puisse se faire
une idée de cette passion décrite avec
des couleurs vraiment nationales. Nos
poètes subtilisent et exagèrent le sen-
timent, tandis que le véritable carac-
tère de la nature italienne c'est une
impression rapide et profonde, qui s'exr^
primerait bien plutôt par des actions
348 CORINNE OU l'italïe.
silencieuses et passionnées que par un
ingénieux langage. En général notre
littérature exprime peu notre caractère
et nos mœurs. Nous sommes une nation
beaucoup trop modeste-, je dirais pres-
que trop humble pour oser avoir de»
tragédies à nous, composées avec notre
histoire, ou du moins caractérisées d'a-
près nos propres sentimens Q\
Alfieri, par un hasard singulier»
était pour ainsi dire transplanté de
Tantiquité dans les temps modernes; il
était né pour agir, et il n'a pu qu'é-
crire: son style et ses tragédies seres»
sentent de cette contrainte. Il a voulu
marcher par la littérature à un but
politique : ce but était le plus noble
4e tous sans doute; mais n'importe,
rien ne dénature les ouvrages d'imagi-
nation comme d*en avoir un. Alfieri,
impatienté de vivre au milieu d'une
nation où l'on rencontrait de savans
très-érudits et quelques hommes très-
éclairés, mais dont les littérateurs et
CORINNE OU l'italie. 349
les lecteurs ne s'intéressaient pour la
plupart à rien de sérieux, et se plai-
saient uniquement dans les contes, dans
les nouvelles, dans les madrigaux; Al-
fieri, dis-je, a voulu donner à ses tra-
gédies le caractère le plus austère. Il en
a retranché les confidens, les coups de
théâtre, tout, hors l'intérêt du dialo-
gue. Il semblait qu'il voulût ainsi faire
faire pénitence aux Italiens de leur
vivacité et de leur imagination natu-
relle; il a pourtant été fort admiré,
parce qu'il est vraiment grand par son
caractère et par son ame, et parce que
les habitans de Rome surtout applau-
dissent aux louanges données aux ac-
tions et aux sentimensdes anciens Ro-
mains, comme si cela les regardait en-
core. Ils sont amateurs de l'énergie et
de l'indépendance comme des beaux
tableaux qu'ils possèdent dans leurs
galeries. Mais il n'en est pas moins vrai
qu'Alfieri n'a pas créé ce qu'on pourrait
appeler ua théâtre italien, c'est-à-dirc
350 CORINNE OU l'iTALIE.
des tragédies dans lesquelles on trouvât
un mérite particulier à l'Italie. Et
même il n'a pas caractérisé les mœurs
des pays et des siècles qu'il a peints. Sa
conjuration des Pazzi, Virginie, Phi-
lippe second, sont admirables par l'é-
lévation et la force des idées, mais on
y voit toujours l'empreinte d'Alfieri,
et non celle des nations et des temps
qu'il met en scène. Bien que l'esprit
français et celui d'Alfieri n'aient pas la
moindre analogie, ils se ressemblent en
ceci que tous les deux font porter leurs
propres couleurs à tous les sujets qu'ils
traitent. —
Le comte d'Erfeuil entendant parler
de l'esprit français prit la parole. Il
nous serait impossible, dit-il, de sup-
porter sur la scène les inconséquences
des Grecs, ni les monstruosités de Sha-
kespeare; les Français ont un goût
trop pur pour cela. Notre théâtre est le
modèle de la délicatesse et de l'élé-
gance, c'est là ce qui le distingue; et ce
CORINNE OU L'ITALIE. 351
serait nous plonger dans la barbarie,
que de vouloir introduire rien d'étran-
ger parmi nous. — Autant vaudrait,
dit Corinne en souriant, élever autour
de vous la grande muraille de la Chine.
Il y a sûrement de rares beautés dans
vos auteurs tragiques; il s'en dévelop-
perait peut-être encore de nouvelles,
si vous permettiez quelquefois que
l'on vous montrât sur la scène autre
chose que des Français. Mais nous qui
sommes Italiens, notre génie drama-
tique perdrait beaucoup à s'astreindre
à des règles dont nous n'aurions pas
l'honneur, et dont nous souffririons la
contrainte. L'imagination, le caractère,
les habitudes d'une nation doivent for-
mer son théâtre. Les Italiens aiment
passionnément les beaux-arts, la mu*
sique, la peinture, et même la panto-
mime, enfin tout ce qui frappe les sens.
Comment se pourrait-il donc que l'aus-
térité d'un dialogue éloquent fût le seul
plaisir théâtral dont ils se contentassent^
359, CORINNE OU L'ITALIE.
C'est en vain qu'Alfieri avec tout son
génie a voulu les y réduire, il a senti
lui-même que son système était trop
rigoureux ('9.
La Mérope de Maflfei, le Saiil d'AI-
fiéri, l'Aristodème de Monti, et surtout
le poëme du Dante, bien que cet auteur
n'ait point composé de tragédie, me
semblent faits pour donner l'idée de ce
q^ue pourrait être l'art dramatique en
Italie. Il y a dans la Mérope de MafFei
une grande simplicité d'action, mais
une poésie brillante, revêtue des images
les plus heureuses; et pour quoi s'inter-
dirait-on cette poésie dans les ouvrages
dramatiques ? La langue des vers est si
magnifique en Italie, que l'on y aurait
plus tort que partout ailleurs en renon-
çant à ses beautés. Alfieri qui, quand
il le voulait, excellait dans tous les
genres, a fait dans son Saiil un superbe
usage de la poésie lyrique; et l'on pour-
rait y introduire heureusement la mu-
sique elle-même, non pas pour mêler
CORINNE Oir H'iTALlE» SSS
le chant aux paioles, mais pourcalraer
les transports furieux de Saiil par h.
barpe de David. Nous possédons une
musique si délicieuse, que ce plaisir
peut rendre indolent sur les jouissances
de l'esprit. Loin donc de vouloir les
séparer, il faudrait chercher à les
réunir, non en faisant chanter les hé-
ros, ce qui détruit toute dignité drama-
tique, mais en introduisant ou des
chœurs, comme les anciens, ou des
effets de musique, qui se lient à la
situation par des combinaisons natu»
relies, comme cela arrive si souvent
dans la vie. Loin de diminuer sur le
théâtre italien les plaisirs de l'imagina-
tion, il me semblequ'il faudrait au con-
traire les augmenter et les multiplier
de toutes les manières. Le goût vif des
Italiens pour la musique, et pour les
ballets à grand spectacle, est un indice
de la puissance de leur imagination et
de la nécessité de l'intéresser toujours,
même en traitant les objets sérieux, au
354 CORINNE OU l'italis.
Keu de les rendre encore plus sévères
qu'ils ne le sont, comme l'a fait Alfiéri.
La nation croit de son devoir d'ap-
plaudir à ce qui est austère et grave,
mais elle retour^ne bientôt à ses goûts
naturels, et ils pourraient être satisfaits
dans la tragédie, si on l'embellissait par
le charme et la variété des différens
genres de poésies, et de toutes les diver-
sités théâtrales doat les Anglais et les
Espagnols savent jouir.
L'Aristodème de Monti a quelque
chose du terrible pathétique du Dante,
et sûrement cette tragédie est, ajuste
tstre, une des pUis achiiirécs. Le Dante,
ce grand maître en tant de genres, pos-
sédait le génie tragique qui aurait pro-
duit le plus d'effet en Italie^ si, de
quelqix manière, on pouvait l'adapter
à la scène: car ce poëte sait peindre
aux yeux ce qui se passe au fond de
l'ame, et son imagination fait sentir et
voir la douleur. Si Le Dante avait écrit
des tragédies, elles auraient frappé les.
CORINNE OU l'rTALIE. 355
enfans comme les hommes, la foule
comme les esprits distingués. La litté-
rature dramatique doit être populaire ;
elle est comme un événement public,
toute la nation en doit juger. —
— Lorsque Le Dante vivait, dit Os-
wald, les Italiens jouaient en Europe
et chez eux un grand rôle politique,
Peut-êtJC vous est-il impoîisrble main-
tenant d'avoir un théâtre tragique na-
tional. Pour que ce théâtre existe, il
faut que de grandes circonstances dé-
veloppent dans la vie les. sentiinens
qu'on exprime sur la scène. De tous les
chefs-d'œuvre de la littérature, il n'eit
est p^int qui tienne autant qu'une tra-
gédie à tout l'eiisemble d'un peuple ; les
spectateurs y contribuent presque au-
tant que les auteurs. Le génie drama-
tique se compose de l'esprit public, de
rhistoire.,du gouvernement, des mœurs,
enfin de tout ce qui s'introduit chaque
jour dans la pensée, et forme Têtre mo-
ral, comme l'air que l'on respire ali-
156 CORINNE OU l'iTALIE.
meiite la vie physique. Les Espagnols,
avec lesquels votre climat et votre re-
ligion doivent vous donner des rap-
ports, ont bien plus que vous cepen-
dant le génie dramati(jue; leurs pièces
sont remplies de leur histoire, de leur
chevalerie, de leur, f jÎ religieuse, et ces-
pièces sont originales et vivantes: mais
aussi leurs succès en ce genre remon-
tent-ils à l'époque de leur gloire liisto-f
rique. Comment donc pourrait-on main-
tenant fonder en Italie ce qui n'y aja-
mais existé, un théâtre tragique? —
— Il est malheureussment possible
que vous ayez raison, mylord, reprit
Corinne; néanmoins j'espère toujours
beaucoup pour nous de l'essor naturel
des esprits en Italie, de leur émulation
individuelle alors même qu'aucune cir-
constance extérieure ne les favorise ;
mais ce qui nous manque surtout pour
la tragédie, ce sont des acteurs. Des
paroles affectées amènent nécessaire-
ment une déclamation fausse; mais il
CORINNE OU l'italie. 857
îî'est pas de langue dans la(|uelle un
grand acteur pût montrer a.itant de
talens que dans la nôtre ; car la mélo-
die des sons ajoute un nouveau vharmg
à la vérité de laccent: c'est une nm-
si.jue contin. elle qui se nêle à {'..x-
pressioii des sentiniens sans lui riea
ôîer de sa force. — Si vous vouiez, in-
terrompit le prince Castel-Forte, con*
vaincre de ce que vous dites, il faut que
vous nous le prouviez : oui, donnez-
nous i'inexpiniable plaisir de vous voir
jouer la tragédie; il faut qiae vous ac-
cardiez aux étrangers que vous en
croyez dignes la rare jouissance de con-
naâtre un taient que vous seule possé-
dez -en Italie, ou plutôt que vous seule
dans le monde possédez, puisque toute
votre ame y est empreinte. —
Coainne avait un désir secret de
jouer la tragédie devant lord Nelvil, et
de se montrer ainsi très à son avantage;
mais elle n'osait accepter sans son ap-
probation, et ses regards la lui de-
35^ CORINNE OU L'iTALit.
mandaient. Il les entendit; et comme
il était tout à la fois touchéde la timidité
qui l'avait empêchée la veille d'impro-
viseT, et ambitieux pour die du suf-
frage de M. Edgermond, il se joignit
aux sollicitations de ses amis. Corinne
alors n'hésita plus. — Hé bien, dit-elle
en se retournant vers le prince Castel-
Forte, nous accomplirons donc, si vous
le voulez, le projet que j'avais formé
depuis long-temps, déjouer la traduc-
tion que j'ai faite de Roméo et Ju-
liette.— Roméo et Juliette de Shakes-
peare, s'écria M. Edgermond? vous
savez donc l'anglais ? — Oui, répondit
Corinne. — Et vous aimez Shakespeare,
dit encore M. Edgermond ? — Comme
un ami, reprit-elle, puisqu'il connaît
tous les secrets de la douleur. — Et
vous le jouerez en italien, s'écria M. Ed-
germond, et je l'entendrai ! et vous
aussi, mon cher Nelvil î ah ! que vous
êtes heureux ! — Puis se repentant à
l'instant de cette parole indiscrète, il
CORINNE or LITÀLIE. 359
Tou^it; et la rougeur inspirée jîar la
délicatesse et la bonté peut intéresser
à tous les âges — Qii€ nous serons
heureux, reprit-il avec embarras, si
fflous assistons à Un tel spectacle i —
300 CORINNE or L'ITALIE.
CHAPITRE III.
A ouT fut arrangé en peu de jours,
les rôles distribués, et la soirée choisie
pour la représenration dans un palais
que possédait une parente du prince
Castel-Forte, amie de Corinne. Os-
wald avait un ntélange d'inquiétude et
de plaisir à rapproche de ce nouveau
succès; il en jouissait par avance; mais
par avance aussi il était jaloux, non de
tel homme en particulier, mais du pu-
blic, témoin des talens de celle qu'il ai-
mait; il eût voulu connaître seul ce
qu'elle avait d'esprit et de charmes ; il
eût voulu que Corinne, timide et ré-
servée comme une Anglaise possédât
cependant pour lui seul son éloquence
etsonj^énie. QueUpie distingué que soit
un homme, peut-être ne jouit-il jamais
CORINNE OU L'iTALIE. S5l
sans mélange de la supériorité d'iine
femme s'il l'aime, son cœur s'en in-
quiète ; s'il hé l'aime pas, son artiour-
profire s'en offense. Oswald près dé
'Corinne était plus enivré qu'heureux,
et l'admiration qu'elle lui inspirait aug-
mentait son amour, sans donner à ses
projets plus de stabilité; ïl là voyait
comme un phénomène admirable qui
lui apparaissait de Nouveau chaque
jour ; mais le ravissement et l'étonne-
ment même qu'elle lui faisait éprouver
semblait éloigner l'espoir d'une vie tran-
quille et paisible. Corinne cependant
était la femme la plus douce et la plus
facile à vivre ; on l'eût aimée pour ses
qualités communes, indépendamment
de ses qualités brillantes : mais encore
une fois, elle réunissait trop de talens,
elle était trop remarquable en tout
genre. Lord Nelvîl, de quelqu'avantage
qu'il fût doué, ne croyait pas l'égaler,
et cette idée lui inspirait des crainteg
sur la durée de leur affection mutuelle.
Tome 1. a.
262 CORINNE au l'italie.
En vain Corinne, à force d'amour, se
faisait son -esclave, Je maître souvent
inquiet de cette reine dans les fers ne
jouissait point en paix de son empire.
Quelques heures avant la représen-
tation, lord Nelvil conduisit Corinne
dans le palais de la princesse Castel-
Forte, où le théâtre était préparé. Il
faisait un soleil admirable, et d'une des
fenêtres de cet escalier on découvrait
Rome et la campagne. Oswald arrêta
Corinne un moment et lui dit: — Voyez
ce -beau temps, c'est pour vous, c'est
pour éclairer vos succès.— -Ah! si cela
était, reprit-elle, c'est vous qui me por-
teriez bonheur, c'est à vous*que je de-
vrais la protection du Ciel. — Les sen-
timens doux et purs que cette belle na-
ture inspire suffiraient-ils à votre bon-
lieux ? jepjit Oswald ; il y a loin de cet
.air que nous xespirons, de cette rêverie
qu'inspire la campagne à la salle bru-
yante qui va retentir de votre nom. —
Oswald, lui dit Corinne, ces applau-
coHiNNE OU l'italie. 363
tlissemens, si je les obtiens, n'est-ce pas
parce que vous les entendrez qu'ils au-
ront le pouvoir de me toucher? et si
je montre quelque talent, ne sera-ce
pas mon sentiment pour vous qui me
l'inspirera ? La poésie, Tamour, la re-
ligion, tout ce qui tient à l'enthousias-
me enfin est en harmonie avec la na-
ture ; et en regardant le ciel azuré, en
me livrant à l'impression qu'il me cause,
je comprends mieux les sentimens de
Juliette, je suis plus digne de Roméo.
— Oui, tu en es digne, céleste créa-
ture, s'écria lord Nelvil; oui, c'est une
faiblesse de Tame que cette jalousie
de tes talens, que ce besoin de vivre
seul avec toi dans l'univers. Va re-
cueillir les hommages du monde, va;
mais que ce regard d'amour qui est
plus divin encore que ton génie, ne
soit dirigé que sur moi.— Ils se quit-:
tèrent alors, et lord Nelvil alla se pla-
cer dans la salle, en attendant le plaisir
de voir paraître Corinne.
ft2
:^i o^tNNJE ou l'italïe.
t^'ést ufi sujet iéatîen que Roméo et
Juliette; la «cène se passe à Vérone;
on y moti'tre encore le tombeau de ces
deux atnans. Shakespeare a écrit cette
pièce avec cette invagination du midi
tout àlafôfs si passionnée et si riarité,
cette imagination qui hîomphe dans le
bonheur, et passe si facilement, néan-
moins, de ce bonheuf au désespoir, et
du désespoir à la! nlôft. Tout y est ra-
pide dans les impressions, ■et l'on sent
cependant que ces imptéssions rapides
seront ineffaçables. C'est la force de la
natttre, et non k frivolité du cœur qui
sotis un climat énergique, hâte le dé-
vcloppcïïïent des passions. Le sol n'est
point léger, quoiqife la végétation soit
prompte; etShaîke'spearÊ, mieux qu'au-
cun écrîvam étranger, a saiéi lé carac-
tère national de l'italiè et cette fécon-
dité d'esprit qui invente mille manières
polir varier l'expression dés mêmes sen-
tîrirèns, ceiite éloquence orientale qui
se sert des images de toiïte k îiâturô
CpSlïNNE p!U l'iTALIE. S0
pour peindre ce q;ui se passe daijs le'
cœiif. Ce n'est pas, çopime dans l'Os^
siaa, ii.n<e naêine teinte^ un ^lême son
qui répopd constamment à la corde la
pluïsensibl,e(du cœur; mais les couleurs
multipliées que Shakespeare emploie
dans Roméo et Juliette ne donnent
point à son style une froide affectation,
c'est le rayon divisé, réfléchi, varié, xjui
produit ces couleurs, et Ton y sent tou-
jours la lumière et le feu dont elles ^
viennent. Il y a dans cette composition
]une sève de vie, un éclat d'expression
qui caractérise «t le piays et les habi*^
t^ns. La piè^ee de Roméo et Juliette,
traduite eja i^talien, semblait rentrer
dans sa lan^uç maternelle.
La première fois que Juliette paraît,
c'est à uij b^l oùRoméoMontague s'est
introduit dans la maison des Ca^ulets,
les ennemis mortels de sa famille. Co-
rinne était revêtue d'un habit de fête
charmant, et cependant conforme au
costume des temps.Ses cheveux étaient
S
366 CORINNE OU l'italie.
artisteraent mêlés avec des pierreries et
des fleurs i elle frappait d'abord comme
une personne nouvelle, puis on recon-
naissait sa voix et sa figure, mais sa fi-
gure divinisée qui ne conservait plus
qu'une expression poétique. Des ap-
plaudissemens unanimes firent retentir
la salle à son arrivée. Ses premiers re-
gards découvrirent à Tinstant Oswald
et s'arrêtèrent sur lui ; une étincelle d'e
joie, une espérance douce et vive se
peignit dans sa physionomie ; en la
voyant le cœur battait de plaisir et die
crainte : on sentait que tant de félicité
ne pouvait pas durer sur la terre ; était-
ce pour Juliette, était-ce pour Corinne
que ce pressentiment devait s'accom-
plir ?
Quand Roméo s'approcha d'elle pour
lui adresser à demi voix des vers si bril-
lans dans l'anglais, si magnifiques dans
la traduction italienne, sur sa grâce et
sa beauté, les spectateurs, ravis d'être
interprétés ainsi, s'unirent tous avec
CORINNE OV IJ*tTALl'^. 3^7
transport à Roméo; et la passion subite
qui le saisit, cette passion allumée pa*
te premier regard, parut à tous- les
yeux 'bien' vraisemblable. Oswald com^
mença dès ce moment à se troubler; il
lui semblait que tout était prêt à se ré^
vêler, qu'on allait proclamer Corinne
un ange parmi les femmes, l'interroger
lui-même sur ce qu'il ressentait pour
elle, la lui disputer, la lui ravir; je ne
sais- quel nuage éblouissant passa de-
vant ses yeux, il craignit de ne plus
voir, il craignit de s'évanouir, et se
retira derrière une colonne pendant
quelques instans. Corinne inquiète le
cherchait avec anxiété, et prononça,
ee vers:
Too early seen unknown, and fcnown too laie !
Ak ! je Vaî vu trop tôt sans le con-
naître, et je Vai connu trop tard, avec
un accent si profond, qu'Oswald tres-
saillit en l'entendant, parce qu'il lui
368 CORINNE OU l'italie.
sembla que Corirjoe l'appliquait à leur
sijtuatÎQft perisonnelle^
Il ne pouvait se Wsser d'admirer la
gr^ce 4e ses gestes, la dignité de ses
mouvemens, une physionomie quj peL-
giiait ce que la parole ne pouvait dire,
§t découvrait ces mystères du cœur
qu'on n'a jamais exprimés, et qui pour^
tant disposent de la vie. L'accent, 1«
regard, les moindres signes d'un acteur
vraiment ému, vraiment inspiré, sont
une révélation continuelle du cœur hu-
main; et l'idéal des beaux-arts se mêle
toujours à ces révélations de la nature.
L'harmonie des vers, le charme des at>
titudes prêtent à la passion ce qui lui
manque souventdans la réalité, la grâce
et la dignité. Ainsi tous les sentimens
du cœur et tous les mouvemens de
l'ame passent à travers l'imagination
sans rien perdre de leur vérité.
Au second acte, Juliette paraît sur
le balcon do son jardin pour s'entrete-
pir avec Roméo. De toute la parure de
CORINNE OU l'iTALIE. 3^9
Corinne, il ne lui restait plus que les
fleurs, et bientôt après aussi les fleurs
devaient disparaître; le théâtre à demi
éclairé, pour représenter la nuit, ré-
pandait sur le visage de Corinne une
lumière plus douce et plus touchante.
Le son de sa voix était encore plus har-
monieux que dans l'éclat d'une fête.
Sa main levée vers les étoiles semblait
invoquer les seuls témoins dignes de
L'entendre, et quand elle répétait' iîo*
méo, Roméo, bien qu'Oswald fût cer-
tain que c'était à lui qu'elle pensait, il
se sentait jaloux des ^ccens délicieux
qui faisaient retentir un autre nom dans
les airs. Oswald se trouvait placé en
face du balcon, et celui qui jouait
Roméo étant un peu caché par l'obscu-
iité,tous les regards de Corinne purent,
tomber sur Oswald lorsqu'elle dit ces
vers ravissans :
»* In trutb, feir MontaguCi I 9m Igo fond ;
•* And thercfore thou, may'st think my behavipuf
light:
5
S70 CORINNE ou L*ITALIE.
** But trust me, gentleman, 1*11 prove more fruc,
*• Than those that hâve more cunning tobe strangç.
• . • . . i . . . therefbrc pardon me»
'' Il est vrai, beau Montague, je
" me suis montrée trop, passionnée,
" tu pourrais penser que ma conduite
" a été légère; mais crois-moi, noble
*' Roméo, tu me trouveras plus fklèU;
" que celles qui ont plus fiait pour ca-
" cher ce qu'elles éprouvent jainsi donc
'* pardonne-moi."
A ce mot: — pardonne- moi ! papr
donne- moi d'aimer ! pardonne-moi de
te l'avoii; laissé connaître ! — il y avait
dans le regardde Corinne une prière>'si
tendre; tant de respect pour son amant
tant d'orgueil de son choix, lorsqu'elle
disait; — Noble Roméo! Beau Mon-
tagne ! — qu'OsM'ald se sentit aussi
fi r qu'il était heureux. Il releva sa tête
que l'attendrissement avait fait pen-
cher, et se crut le roi du monde, puis»
CORINNE OU l'iTALIE. 371
qu'il régnait sur un cœur qui renfer-
mait tous les trésors de la vie.
Corinne, en apercevant l'effet qu'elle
produisait sur Oswald, s'anima toujours
plus par cette émotion du cœur qui
seule produit des miracles; et quand-à
l'approche du jour Juliette croit enten-
dre le chant de l'alouette, signal du
départ de Roméo, les accensde Corinne
avaient un charme surnaturel ; ils pei^
gnaient Tamour, et cependant ou y
sentait un mystère religieux, quelques
souvenirs du ciel^ un présage de re-
tour vers kii, une douleur toute cé-
leste, telle que celle d'une ame exilée
sur la terre, et que sa divi-ne patrie va
Bientôt rappeler. Ah- ! qu'elle était heu-
reuse Corinne, le jour où elle repré-
sentait ainsi devant l'ami de son choix
un noble rçle dans une belle tragédie;
que d'années, combien de vies seraient
ternes auprès d'un tel jour î
Si lord Nelvil avait pu jouer avec
Cprinne le rôle de Roméo, le plaisir
6
572 CîORiNNE OU l'italip.
qu'elle goûtait n'eût pasété si complet.
Elle aurait désiré d'écarter les vers de»
plus grands poètes pour {larler elle-
ittême selon sou cœur ; peut-être même
qu'un sentiment invincible de timidité
.eut enchaîné son talent, elle n'eût pas
osé regarder Oswald, de peur de se
trahir, enfin la vérité portée jusqu'à
ce point aurait détruit le prestige de
l'art; mais qu'il était doux de savoir hi
celui qu'elle aimait, quand elle éprou-
vait ce mouvement d'exaltationque la
poésie seule peut donner! quand elle
ressentait tout le charme des émotions
sans en avoir le trouble ni le déchire-
ment réel! quand les affections qu'elle
.exprimait n'avaient à la fois rien de per-
"^^iflonnél ni d'abstrait» ^t qu'elle semblait
l idire à lord Nelvil : — Voyez comme je
i :i8juis capable d'aimer !
^-^ — Il est impossible que dans sa pro*
pre situation on puisse être contente de
-soi, la passion et la timidité tour à tour
i^esktraiuent ou repenfient, inspirent trop
CORINNE OU l'iTALIE 37^
d'amertume OU trop de soumission: mais
se montrer parfaite sans qu'il y ait de
Taffectation ; unir le calme à la sensi-
bilité, quand trop souvent elleTôte; en-
fin exister pour un moment dans les
,p]us doux rêves di^ cœur, telle était
la jouissance pure de Corinne en jouant
latragédie.Elle joignait à ce plaisir celui
de tous les succès, de tous lesapplau-
^issemens qu'elle obtenait, et son regard
les mettait aux pieds d'Oswald, aux
pieds de l'objet dont le suffrage valait
à lui seul plus que la gloire. Ah! du
moins un moment Corinne a senti le
bonheur. Un moment elle connut, au
prix de son repos, ces délices de l'ame,
que jusqu'alors elle avait souhaitées,
vainement, et qu'elle devait regrett,er
toujours.
Juliette au troisième acte devient se-*
.crètement l'épouse de Roméo. Dans le
.cj^atiième, ses parens voulant la for-
cer à .en épouser un autre, elle se dé-
ci(Je à prendre Je breuvage assoupis-
374 CORINNE OU L'ITALIE.
sant qu'elle tient de la maind'uirmoine,
et qui doit lui donner l'apparence de
la mort. Tous les mouvemens de Co-
rinne, sa: démarche agitée, ses accens
altérés, ses regards tantôt vifs, tantôt
abattus, peignaient le CRrel combat de
la crainte et de Pamour ; les images
terribles qui la poursuivaient, à l'idée
de se voir transportée vivante dans les
tombeaux de ses ancêtresi-ct cepen-
dant l'erithousiasme de passion, qui fai-
sait triompher une ame si jeune d'un
eifroi si naturel; Oswald sentait comme
uii besoin irrésistible de voler à son
secours. Une fois elle leva lesyeux vers
le cielavec une ardeur qui exprimait
profondément ce besoin de la protec-
tion divine, dont jamais un être hu-
main n'a pu s'aftranchir. Une autre fois
Ibrd Nelvil crut voir qu'elle étendait
les bras vers lui comme pour ^appc^er
à' son aide, et il se leva dans un trans-
port insensé, puis se rassit, ramené à
lui-même par les regards surpris de
eDRIN>FE ou L'ITALIE. SfS
ceux qui l'environnaient ; mais son émo^
tion devenait si forte qu'elle ne pouvait
plus se cacher.
Au cinquième acte, Roméo; qui
croit Juliette sans vie, la soulève du
tombeau avant son réveil et la presse
contre son cœur ainsi évanouie. Co-
rinne était vétaede blanc, ses cheveult'
noirs toutépars, et sa tête penchée sur
Roméo avec une grâce et cependant
une véiité de mort si touchante et4R "
sombre, qu'Oswald se sentit ébranlé
tout à la fois- par les impressions les
plus opposées. Il ne pouvait supporter
de voirCarinnedansles bras d'un autre,
il frémissait en contemplant l'image de
celle qu'il aimait ainsi privée de v\é;
en^n il éprouvait comme Roméo ee
mélange cruel de désespoir et d'amour,
de mort et de volupté, qui font de
cette scène la plus déchirante du théâ-
tre. Enfin quand Juliette se réveille de
ce tombeau, au pied duquel son amant
vient de s'immoler, et que ses- pre-
276 CORINNE OU L'iTALIE.
miers mots danç son cercueil sous ces
voûtes funèbres ne sont point inspirés
par l'effroi qu'elles devaient causer,
Lçisqu'elle s'écrie :
Where is iny lord? where îs my Bomeo?
V Oà est mon époux f où est mon
^ Roméo?'' — lord Nelvil répondit à
oes cris par des gémissemens, et ne re-
vint à lui que lorsqu'il fut entraîné
^\, M. Edgermond hors de la salle.
La pièce finie, Corinne s'était trou-
Vjée mal d'émotion etdefatigue.Oswald
fptra le premier dans sa chambre, et la
yi|; seule avec ses femmes, encore revê-
tue du postume de Juliette et comme
clip presque évanouie entre leurs bras.
Dans l'e^îtcès de son trouble, il ne sa-
yaip pas distinguer si c'était la vérité
pu la fjctipn, et se jettant aux pieds de
iCorinne, \\ lui dit en anglais ces pa-
fples de Homéo :
" Oh, mes yeux, regardez-la pour la
^** dernière fois ! oh, mes bras, serrez-la
ii
CORINNE ov l'italie. 377
pour la deriHère fois contre moa
cœur."
£yes, loak your last! arms, take your last embrace,
Corinne, encore égarée, s'écria.:-—
GrandDieu! que dites-vous? Voudriez!-
vous me quitter, le voudriez-vous ?-t~
Non, non, interrompit Oswald, non,'
je jure ^ — A l'instant la foule des
amis et des admirateurs deCorinne força
sa porte pour la voir ; elle regardais
Oswald, attendant avec anxiété ce
qu'il allait dire, mais ils ne purent se
parlei» de toute la soirée ; on ne les
laissa pas seuls un instant.
Jamais tragédie n'avait produit un tel
effet en Italie. Les Romains exaltaient
avec trafisport la traduction et la pièce
et l'actrice. Ils disaient que c'était là
véritablement la tragédie qui convenait
aux Italiens, peignait leurs mœurs,
remuait leur ame en captivant leur ima-
gination, et faisait valoir leur belle
S78 CORINNE ou l'itALFE.
languepar un stylei:ourà*tour éloquent
et lyrique, inspiré et naturel. Corinne
recevait tous ces éloges avec un air de
douceur et de bienveillance ; mais son
ame était restée suspendue à ce mot je
jure qu'Gswald avait prononcé, et
dont l'arrivée du monde avait inter-
rompu là suite : ce mot pouvait en ef-
&t contenir le secret de sa destinée.
fIN PU FIUEMIER VOliUM£«
'WWWWV%^.^<W^^^
NOTES
DU PREMIER VOLUME.
P.
AGE 31, ligne 9.
Ancone est à peu près à cet ég^rd dans le même
dénuement qu'alors.
Page 48, ligne 2%
Cette réflexion est puisée dans une épître saf
Rome, de M. de Humboldt, frère du célèbre
voyageur, et ministre de Prusse à Rome. Il est
difficile de rencontrer nulle part un homme dont
rèntretièn et les écrits supposent plus de connais-
sances et d'idées.
Page 89, ligne 4.
Il faut excepter de ce blâme, sur la manière
de déclamer des Italiens, d'abord le célèbre
Montî, qui dit les vers comme il les feit. C'est vé-
ritablement un des plus grands pJaisirs dramati-
ques que l'on puisse éprouver, que de l'entendre
réciter l'épisode d'Ugolin, de Francesca di Ri-
mini, là mort de Clorinde, etc.
380 NOTES.
Page 93, ligne 10.
Il paraît que îord Nelvil faisait allusion ù. ce
beau distique de Pcoperce-:
Ut caput ia> magnis ubi non est ponere signis,
Porijitur hio imos antCfptoQa {>e;Uii^.
Page 159, ligne 8.
Un Français, dans la deijiière guerre, com-
mandait le château Saint-Ange; les troupes napo>
litaines le sommèrent de capituler, il répondit
qu'il se rendrait quand^ Pange de bronze remettrait
son épée dans le fourreau.
Page 159, ligi^ 18.
Ces l^its se trouvent dans Vhistofrfi def rêpw
hliques Ualiennep du mo^fin âge, par M. j$I^
monde» Genevois. Cette histoire sera certaine-
ment considérée comme une autorité; car l'on
voit, en la lis^nt^ que son auteur «st un hojnnofe
cl*une sagacité profonde, aussi consciencieux
qu'énergique dans sa manière de raconter et de
peindre.
Page 161, ligne S*.
EJne Welt zwàr bist du, o Rom ; doch ohne die Liehe
Ware die Welt nicht die Welt, warc dcnn Rom auch
nichtîlom.
Ces deux vers sont de Goethe, le poëte
de TAllemagne, le philosophe, l'homme de lettres
NOTES. SSl
Vivsint, dont IPorigiriâlité et l'imajgîiiation soiit les
plus remarquables.
Page 168, ligne 19.
On dit que cette église de Saint-Pierre est ùrte
des principales causes -de la réformation, parce
qu'ellea coûté tant d'argent aux papes, que pbur
la bâtir ils ont multiplié les indulgences.
Page 178, ligne I9.
Les minéralogistes affirment que ces fiôhs ne
sont pas de ba:saltè, parce que la pierre volcanique
qu'on désigné aujourd'hui sotis ce nàtù. né saurait
exîsf er en Egypte ; ihais, comme Pline appelle
basatte lâ pierre égyptieri'ne dont ces lions soiit
foriHêi, et que l'historien des arts, Winkelmarin/
leur conserve aussi cé nom, j'ai crii pouvoir m'en
servir, dàïïs" soh acceptiôh primitive.
Page 182, ligne 5.
.Carpite nunc, tauri, de scptem collibus herbas,
Dum ècet. Hic magnae jam locos itrbis etit.
Tibulle;
Hôc qubdcùnque vides, liospes, qùani maxim» Ko*
ma est,
Ante Pbrygem iEnea» collis et herba fuit, «te.
Pro?erce, liv. IV, cl. 1.
Page 198, Kgée 22.
Auguste est mort à INitôbi comme u seiénâaJit
3Q2 NOTES.
aux eaux de Brundise, qui lui étaient ordonnées ^
mais il partit mourant de Rome.
Page 228, ligne 15.
Viximus insignes inter utramque facem.
P«.oriRCE.
Page 237, ligne 6.
Plhi. Hist. tiatur. l. III. Tiberis quatn
libet magnorum navimn ex Italo mari capax;
rerum in toto orbe nascentium mercator placidissi-
mus, pluribus propè soius quàra ceteri in omni-
bus terris amnes, accolitur, aspiciturque villis,
Nullique fluviorum minus licet, inclusis utrinque
lateribus : nec tamen ipse pugnat, quanquam cre-
ber ac subitis incrementis, et nusquam magis
aquis quàra in ipsâ urbe stagnantibus. Quin
immô vates inteiligitur potiùs ac monitor» auctu
semper religiosus veriùs, quàm saevus.
Page 301, ligne 2.
M. Roscee, auteur de l'Histoire des Médicis,
a fait paraître plus nouvellement, en Angleterre,
«ne Histoire de Léon X, qui est un véritable chef-
d'œuvre en ce genre, et il y raconte toutes les
marques d'estime et d'admiration que les princes
et le {>euple d'Italie ont données aux hommes de
lettres distingués ; il montre aussi avec impartialité
qu'un grand nombre de papes ont eu, à cet égard»
«ne conduite très-libérale.
lîTOTES. 38f
Page 324, ligne 1.
Cesarotti, Verri, Bettinelli, sont trois auteurs
vivans qui ont mis de la pensée dans la prose ita«
lienne ; il faut avuuer que ce n'est pas à cela qu'on
la destine depuis long-temps.
Page 348, ligne 9.
Giovanni Pindemonte a publié nouvellement
un théâtre dont les sujets sont pris dans l'histoire
italienne, et c'est une entreprise très-intéressante
el très-louable. Le nom des Pindemonte est
aussi illustré par Hippolito Pindemonte, l'un des
poètes actuels de l'Italie qui a le plus de charme et
de douceur.
Page 352, ligne 4. *'
On vient de publier le« œuvres posthumes d'Al-
fieri, où se -trouvent beaucoup de morceaux très-
piquans; mais on peut conclure, d'un essai dra-
matique assez bizarre qu'il a fait sur sa tragédie
d'Abel, qu'il sentait lui-même que ses pièces
étaient trop austères, et qu'il fallait sur la 9cèrve
accorder davantage aux plaisirs de l'imagination.
FIN DES NOTES DU r&EMJES V&LUM<k
TABLE DES LIVRES
. DU PREMIER VOLUME.
A-iiVRE 1er. Oswald, page 1
Livre IL Corinne au Capi-
toky 50
Livre IIL Corinne, 97
Livre IV. Rome, 136
Livre V. Les Tombeaux, les
Eglises et les Palais, 219
Livre VI. Les Mœurs et le Ca-
ractère des Ltaliens, ■ 25^
î-iVRE VILi^cr Littérature Ita^
lienne, 319
riV DE LA TABLE SV FKEMIER VOLVME.
D* rimpnmerie dePAOLo Da Ponte, 15, Poland'Stree^
Oxford-Suett.
O
BINDING SECT. FEB2 71973.
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
PQ Staël-Holstein, Anne Louise
2431 Germaine (Necker)
07 Corinne
1B07
t.l